Environnement
Protéger le sol pour garantir l’avenir
«Une nation qui détruit ses sols se détruit elle-même.» C’est ce que déclarait, confronté aux ravages des «dust bowls», ces tempêtes de poussières dévastatrices engendrés par des sols lessivés par l’agriculture, le président américain Franklin Delano Roosevelt, à l’aube des années 1930. Une formule passée à la postérité, qui n’a pourtant pas reçu l’écho qu’elle méritait, les sols restant longtemps les parents pauvres de la question environnementale. Une quarantaine d’années plus tard, en France, en 1971, c’est l’ex-ministre de l’Agriculture Edgar Pisani qui livrait cette fois une analyse plutôt inattendue pour l’époque, dans un livre intitulé Utopie foncière. «J’ai longtemps cru que le problème foncier était de nature juridique, technique, économique et qu’une bonne dose d’ingéniosité suffirait à le résoudre, écrivait-il. J’ai lentement découvert qu’il était le problème politique le plus significatif qui soit, parce que nos définitions et nos pratiques foncières fondent tout à la fois notre civilisation et notre système de pouvoir, façonnent nos comportements.» Plus loin, Pisani évoquait la nécessité de «préserver ou de rétablir les équilibres biologiques et écologiques» de nos sols.
24.000ha artificialisés chaque année en France
En choisissant en 2021 de se fixer comme objectif l’arrêt de l’artificialisation des sols à l’horizon 2050, la France, cinquante ans après la parution d’Utopie foncière, a finalement opté pour ce choix fort tant attendu. Pour saisir la portée de cet engagement, il convient de s’attarder sur les mots. Selon le ministère de la Transition écologique, de l’Energie, du Climat et de la Prévention, l’action d’artificialiser revient à «transformer un sol naturel, agricole ou forestier par des opérations d’aménagement pouvant entraîner une imperméabilisation partielle ou totale, afin de les affecter notamment à des fonctions urbaines ou de transport (habitat, activités, commerces, infrastructures, équipements publics...)». La loi climat et résilience, elle, la définit dans son article 192 comme «l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage».
Avec une moyenne de 24.000ha artificialisés chaque année en France, le mouvement contribue à accélérer plusieurs menaces: risque d’inondation, appauvrissement de la biodiversité, disparition d’une partie de son potentiel agricole, réduction de la capacité de stockage de carbone par le sol, etc. Etrangement, alors que le risque d’étalement urbain et ses conséquences socio-économiques sont désormais identifiés, la menace qui pèse sur le sol en tant que ressource naturelle et, par extension, en tant que bien commun, reste à la fois sous-estimée et mal évaluée.
Un besoin de définition juridique du sol
L’idée devrait pourtant faire consensus aujourd’hui. «Le sol est un patrimoine commun, au sens de l’héritage», expliquait la paysagiste Sandrine Larramendy, spécialiste des études de sols, à l’occasion des Assises nationales de la sobriété foncière (ANSF) organisées en juillet dernier par l’Ordre des géomètres-experts. Or, soulignait-elle, la mesure de la qualité et de la santé des sols reste insuffisante. Préconisant un travail interdisciplinaire conduit, entre autres, «avec des architectes, des urbanistes, des paysagistes et des géomètres-experts», elle rappelait au passage «l’importance de partager la connaissance sur les sols afin d’être plus efficaces ensemble». Un constat repris par les auteurs de l’ouvrage collectif Sols vivants – Mieux prendre en compte les sols dans l’aménagement (1), qui vont plus loin encore dans leur réflexion. «Instituer un droit des sols vivants semble nécessaire et même vital», estiment-ils, soulignant que, pour y parvenir, «la première condition porte sur les outils juridiques de protection de la multifonctionnalité des sols». Et les auteurs d’étayer leur raisonnement: «Par rapport aux autres compartiments écosystémiques que sont l’eau et l’air, les sols [...] sont à la fois plus réglementés et moins protégés. [...] Mais l’addition des réglementations et leur fragmentation empêchent d’appréhender les sols comme un écosystème vivant. [...] C’est pour cela que le consensus autour de la protection des sols est aussi compliqué». On le comprend à la lecture de ces arguments: il y a à la fois urgence et nécessité à créer une définition commune de la qualité des sols.
C’est dans cette optique que l’Ordre des géomètres-experts a proposé, à l’issue des ANSF, de définir juridiquement le sol. Son constat rejoint celui de nombreux spécialistes: un flou juridique persiste sur la définition même de cette ressource. Le Code civil définit le sol comme la surface terrestre sur laquelle s’exercent des droits de propriété, sans faire référence à sa qualité. Le code de l’urbanisme l’envisage quant à lui uniquement en tant que support pour les aménagements. Seul le code de l’environnement évoque la qualité des sols et la nécessité de les préserver. Or, «pour protéger un élément, il faut d’abord le définir précisément, observe le géomètre-expert Michel Greuzat, qui a coordonné un groupe de travail sur la question.
«Dans les zones moins polluées, nous pourrions envisager des espaces verts, ou des zones constructibles, tout en intégrant des techniques spécifiques pour contenir la pollution», propose Ambroise Piechowski, géomètre-expert. © S. Samoylik / Adobe Stock
Vers un patrimoine commun de la Nation
«Aujourd’hui, les textes en vigueur abordent le sol de manière fragmentée, sans prendre en compte l’ensemble de ses fonctions et de ses spécificités. Le sol est souvent perçu comme une simple surface, un support sur lequel on construit ou cultive. Mais en réalité, c’est un écosystème complexe et vivant, indispensable à l’équilibre de notre planète». Aux yeux de ce spécialiste, il est essentiel de conduire un travail de clarification: «Si nous voulons protéger juridiquement le sol, nous devons inclure dans sa définition tous ses aspects: composition, biodiversité, régulation des cycles naturels, stockage de ressources, rôle dans la production agricole et forestière, etc. Cette approche transversale permettrait d’agir sur des bases solides, que ce soit pour des autorisations, des réglementations ou des projets d’aménagement».
Le monde politique commence lui aussi à prendre conscience de l’importance du sujet. Une fenêtre s’était même ouverte avec la proposition de loi portée par la sénatrice Nicole Bonnefoy (groupe socialiste, écologiste et républicain) en octobre 2023. Ce texte visait à inscrire la qualité des sols au patrimoine commun de la Nation, afin de «leur donner un statut juridique fort», en créant un chapitre dédié à la santé des sols dans le code de l’environnement, en initiant un plan d’action national et un diagnostic de performance écologique obligatoire, et enfin en nommant un haut-commissaire à la protection et la résilience des sols pour coordonner les politiques publiques. En février 2024, la commission de l’aménagement du Sénat a rejeté le texte, invoquant la «complexité» du dispositif proposé. Les sénateurs ont en outre estimé qu’il convenait d’attendre l’adoption d’un cadre européen harmonisé avant de légiférer au niveau national.
A Bruxelles, justement, on a saisi l’importance du sujet, faisant de la préservation des sols une priorité environnementale dans le cadre du Pacte vert, avec l’objectif de restaurer leur santé d’ici 2050. Cette stratégie se décline selon plusieurs axes: restauration des sols dégradés, réduction de l’artificialisation des terres, surveillance de la qualité des sols. Elle fait cependant face à des réticences de la part de certains Etats membres. Les enjeux sont pourtant identifiés: d’après une étude menée en 2018 par le Centre commun de recherche de l’UE, 75% des sols mondiaux (plus de 60% en Europe) sont déjà dégradés, avec un impact direct sur plus de trois milliards de personnes. Cette proportion pourrait atteindre 90% en 2050 si rien n’est fait.
Une directive pour harmoniser l’évaluation
C’est pourquoi, en juillet 2023, la Commission européenne a proposé une directive dont l’objectif est d’harmoniser les méthodes d’évaluation de la qualité des sols dans tous les Etats membres. Ce texte a pour but de permettre d’identifier les sols contaminés ou «à risque» et de faciliter la mise en place de mesures de protection. En juin 2024, le Conseil de l’Europe a confirmé cette orientation, qui doit désormais être débattue par le parlement de l’Union.
Au niveau mondial, la situation est également prise au sérieux: au début du mois de juillet dernier, lors d’une conférence organisée à Agadir (Maroc), l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) a tiré la sonnette d’alarme par la voix de sa directrice générale, la Française Audrey Azoulay: «Les sols jouent un rôle crucial dans le maintien de la vie sur Terre. Pourtant, ils sont encore bien souvent négligés ou mal gérés», a-t-elle regretté. Pour répondre à ce défi, l’Unesco a annoncé son intention de mettre sur pied un «indice global de la santé des sols».
Ressources, climat, environnement: des fonctions interconnectées
© Sur Ton 31 pour Géomètre
Face à l’urgence, la question doit donc être traitée sans attendre, tout en tâchant de trouver un équilibre subtil. «Nous ne cherchons pas à transformer le sol en sanctuaire intouchable ni à en faire un simple outil de production, précise Michel Greuzat. Ce que nous proposons, c’est une approche équilibrée qui reconnaît le sol comme un écosystème vivant, essentiel à la vie, tout en permettant son intégration dans les projets d’aménagement. Il s’agit de trouver une harmonie entre développement, protection et respect des cycles naturels. En définissant juridiquement le sol, nous pouvons poser les bases de cette harmonie et encourager des pratiques plus durables et respectueuses à tous les niveaux.» Sur le terrain, les acteurs sont nombreux désormais à réclamer une meilleure prise en compte du sol a priori, afin d’optimiser les opérations et de trouver un équilibre entre développement urbain et préservation du milieu naturel.
«Si nous disposions de toutes les informations nécessaires dès le départ, nous pourrions organiser l’aménagement en fonction des caractéristiques de chaque zone», confirme pour sa part Ambroise Piechowski, géomètre-expert, membre de la commission d’instruction de l’Ordre des géomètres-experts. «Par exemple, sur un terrain pollué, nous pourrions réserver les parcelles les plus touchées à des activités qui ne nécessitent pas un sol non pollué, comme des parkings ou des espaces de voirie. A l’inverse, dans les zones moins polluées, nous pourrions envisager des espaces verts, ou des zones constructibles, tout en intégrant des techniques spécifiques pour contenir la pollution. Une analyse précise de la qualité des sols permettrait de concevoir des aménagements plus responsables, plus sécurisés et économiquement viables.»
La concertation pour préserver la vie sur Terre
Pour Maylis Desrousseaux, maîtresse de conférences en urbanisme et droit public à l’Ecole d’urbanisme de Paris, la solution – certes en partie juridique – est sans doute aussi à trouver dans un travail de concertation: «Nous sommes dans une période où le droit contraignant est de plus en plus remis en question. Pourtant, je reste convaincue qu’il faut un cadre général, fixé par le législateur, pour garantir une certaine harmonie entre les différentes législations qui encadrent le sol. Toutefois, la diversité des sols et des usages nécessite aussi une dynamique ascendante, en provenance des territoires. Et en la matière, on constate une prise de conscience croissante des enjeux spécifiquement liés aux sols. Les initiatives se multiplient, et on voit des changements concrets dans les pratiques d’aménagement». De quoi nourrir quelque espoir pour la suite, estime-t-telle: «La préservation des sols, c’est aussi la préservation de la vie sur Terre. C’est une cause qui dépasse les frontières et les générations, et je crois que nous avons les moyens d’y parvenir».
(1) Sols vivants – Mieux prendre en compte les sols dans l’aménagement, sous la direction de Jean-Baptiste Butlen, Pauline Sirot et Mathurin Basile, éditions Parenthèses, 223 pages, 22 euros.
Redonner au sol sa juste place
L’Ordre des géomètres-experts propose une stratégie ambitieuse pour mieux prendre en compte les sols. Elle commence par l’élaboration d’une définition juridique du sol, conforme au code de l’environnement. Il s’agit ensuite de mieux comprendre ses caractéristiques, d’anticiper ses mutations et d’évaluer ses capacités d’évolution. Le sol doit être pleinement intégré dans les évaluations environnementales, les projets d’urbanisme et les autorisations, à l’image des dossiers élaborés d’après la loi sur l’eau. Sa fonction nourricière, même en milieu urbain, doit également être valorisée.
Parallèlement, il est essentiel d’informer, sensibiliser et faire du sol «la star d’aujourd’hui» afin de mobiliser citoyens et décideurs. Des outils financiers adaptés, comme un «bonus sol» pour les collectivités, et des mesures anticipant la renaturation des zones à risque viennent compléter cette approche globale.
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Retrouvez ces articles et l’ensemble du dossier consacré aux sols dans le magazine Géomètre n°2230, décembre 2024, en consultant notre page «Le magazine».