Axes routiers
L’A13 neutralisée, principaux enseignements
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
Des renards, des joggers, des promeneurs de chiens, des gens qui jouent au tennis, circulent à vélo ou à trottinette... Pendant quelques jours, fin avril, une portion de l’autoroute A13, en proche banlieue parisienne, a accueilli des usages inédits, avant que le préfet n’interdise tout passage humain. Ce tronçon de quelques kilomètres, entre la porte de Saint-Cloud et Vaucresson, dans les Hauts-de-Seine, a soudainement été fermé à la circulation le 19 avril. Des fissures transversales avaient été découvertes sur la chaussée. Le 10 mai, un filet de circulation était rétabli, pour les seuls véhicules de moins de 3,5 tonnes, dans le sens ouest-est. Pour la réouverture complète, il a fallu attendre le soir du 24 juin.
Les causes de l’interruption de cet axe majeur pendant plus de deux mois font encore débat. Selon la Direction des routes d’Ile-de-France, le chantier d’un parking destiné à desservir le futur musée du Grand Siècle, situé en contrebas de l’infrastructure, aurait fragilisé un mur de soutènement et une canalisation. L’entreprise en charge du chantier conteste cependant cette version, et attribue les fragilités de la chaussée aux fortes pluies qui se sont abattues pendant des semaines sur la région. La bataille judiciaire ne fait que commencer.
L’évaporation du trafic
Environ 100.000 voitures individuelles transitent par cet axe chaque jour. Comment les usagers se sont-ils déplacés pendant cette période? En voiture? Certainement, pour une partie d’entre eux. Les médias ont relaté «les galères pas possibles» des automobilistes englués dans les bouchons à Garches ou Boulogne-Billancourt. Devant la mairie de Saint-Cloud, début juin, un camion est resté bloqué pendant cinq heures. Espérant diriger une partie du flux motorisé vers l’A14, une autoroute parallèle mais payante, l’Etat a pris en charge une ristourne sur le péage. Le prix normal était divisé par deux aux heures de pointe pour les voitures transportant au moins deux personnes.
Vraisemblablement, une partie des usagers se sont reportés sur le réseau ferré, tandis que des salariés renonçaient à des déplacements, en multipliant les journées de télétravail. Certains ont dû enfourcher leur vélo. L’association Mieux se déplacer à bicyclette avait suggéré d’autoriser, sur l’A13, le passage des vélos, sans succès. Une demande déraisonnable? Pourtant, dans le Grand Londres, lorsqu’une portion d’autoroute est neutralisée, son usage est réservé aux bicyclettes. Pour le dire autrement, il est possible de tirer parti de la fermeture momentanée d’un axe pour encourager les alternatives à la voiture individuelle.
Hélas, les comportements des usagers pendant cette période resteront un mystère, car ils n’ont pas été étudiés. L’institut Paris Région, agence d’urbanisme de l’Ile-de-France, admet que cela aurait nécessité «des comptages sur l’ensemble des voies départementales du secteur, sur une période identique, en 2024 et en 2023, par exemple». Un chargé d’études de l’agence d’urbanisme «regrette» toutefois «cette chance unique de montrer le phénomène d’évaporation de trafic».
Car le constat revient à chaque fois qu’un tronçon de route est fermé à la circulation: le trafic global se réduit. Et il se passe exactement l’inverse lorsqu’on ouvre une nouvelle voie afin de «désengorger» un axe saturé. Au bout de quelques mois, le nouvel axe connaît une forte augmentation de circulation, et les automobilistes ne gagnent pas autant de temps qu’ils ne l’espéraient.
L’ingénieure suisse Pauline Hosotte, qui travaille pour le bureau d’études Transitec, confirme ce phénomène dans sa thèse, publiée en 2023, et intitulée «L’évaporation du trafic, opportunités et défis pour la mobilité d’aujourd’hui et demain». Elle constate ce résultat au moindre ralentissement, par exemple en raison de travaux de voirie, et observe qu’une fois l’obstacle levé, le trafic retrouve rapidement son niveau antérieur. Seuls les usagers les mieux informés sur les alternatives continuent de garder les habitudes prises pendant l’événement. Or, dans le cas présent, le seul message des autorités a consisté à dévier les automobilistes vers d’autres axes routiers, comme l’A14.
Le réchauffement climatique coûte cher
Les fissures sur l’autoroute de Normandie sont intervenues dans un contexte de dégradation du réseau routier français. Alors que, dopé par l’e-commerce, le trafic total continue d’augmenter, les intempéries à répétition, conséquences du réchauffement climatique, finissent par coûter cher. Pierre Coppey, PDG de Vinci Autoroutes, le reconnaissait en décembre 2023, lors d’une conférence organisée par TDIE, un groupe de réflexion sur les mobilités. «Le feu, l’eau, les températures élevées, des épisodes sans précédent», coupent le trafic plusieurs jours d’affilée, disait-il avant d’ajouter: «Le sujet n’est pas chiffré, mais est en train de nous rattraper».
D’autres ont procédé au chiffrage. Fin 2021, le bureau d’études Carbone 4 évaluait le coût des «investissements curatifs», destinés à remettre en service des infrastructures suite à un événement climatique, à 22 milliards d’euros d’ici à 2050. En mars 2022, la Cour des comptes alertait: «Le changement climatique produit dès maintenant des effets sensibles, en particulier dans les territoires de montagne, du fait de l’accélération des cycles gel-dégel, de la multiplication des inondations et des glissements de terrain, ou encore des périodes de sécheresse».
L’exemple du Pas-de-Calais est significatif. Chaque année, le département consacre 90 millions d’euros aux infrastructures routières, dont 40 millions aux travaux d’entretien. Dans ce budget, un million est réservé aux travaux d’urgence. Or, cette année, suite aux inondations à répétition qui ont touché 200 communes (lire aussi Géomètre n°2225, juin 2024 page 26), le montant des travaux d’urgence a atteint 50 millions d’euros. L’Etat et l’Union européenne ont certes compensé les engagements du département. Mais les pouvoirs publics accepteront-ils de se montrer aussi magnanimes si de tels événements se reproduisaient les années suivantes dans plusieurs départements?
Voilà qui éclaire d’un jour nouveau la discussion sur la construction de grands axes routiers, dont le projet d’autoroute A69, entre Toulouse et Castres (Tarn) n’est que la partie la plus visible. L’argument financier vient au secours de ceux qui, élus, consultants ou environnementalistes, jugent que la croissance du réseau nuit à la biodiversité et au climat, tout en artificialisant des terres agricoles. «Si l’on construit encore des autoroutes, cela revient à annuler tout ce qu’on aura fait en matière de décarbonation», admet, en substance, François Gemenne, politologue, co-auteur du sixième rapport du Giec et porte-voix de l’Alliance pour la décarbonation de la route, un groupe d’experts et d’entreprises du secteur.
Gérer les flux
En attendant qu’un pouvoir politique tranche en faveur du tout-routier ou d’un moratoire, les collectivités se préparent aux vaches maigres. La Manche, qui compte 8.000km de routes départementales, n’est pas épargnée par l’augmentation des coûts d’entretien: «13 millions d’euros par an au lieu de 10 millions il y a quelques années», explique Jean Morin, président (Divers droite) du département. L’exécutif a annoncé, fin 2023, la transformation de certaines routes en «voies vertes», réservées aux vélos et aux piétons. En Ille-et-Vilaine, le département construit un réseau cyclable pour 70 millions d’euros. «Le département accueille 10.000 nouveaux habitants chaque année. Nous voulons éviter que l’usage de la voiture individuelle augmente dans les mêmes proportions», argumente Schirel Lemonne, conseillère départementale (Divers gauche). Dans le Pas-de-Calais, plutôt que de construire une déviation pour désencombrer une route qui mène au littoral, le département préfère placer des panneaux incitant les automobilistes à emprunter des «itinéraires bis». «Avant de créer de nouvelles routes, nous cherchons à gérer les flux», explique le président socialiste du département, Jean-Claude Leroy. Pour limiter les coûts, toujours, en prévision d’un avenir incertain.
«Trafic évaporé», l’exemple polonais
L’un des exemples d’évaporation du trafic les plus étudiés est celui du pont Lazienkowski, qui franchit la Vistule à Varsovie. En février 2015, un incendie avait détruit cet ouvrage sur lequel passaient 100.000 véhicules par jour. Les semaines suivantes, une partie des automobiles s’était mécaniquement reportée vers les ponts voisins ou le périphérique qui contourne la ville. Mais les comptages n’ont relevé que 52.000 véhicules supplémentaires sur l’ensemble de ces axes. Autrement dit, 48.000 voitures s’étaient «évaporées». Les observateurs ont découvert, grâce à des comptages, qu’une partie des trajets «manquants» ont été effectués en transports publics, voire à pied ou à vélo. D’autres ont été annulés ou remplacés par des destinations plus proches.