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«Des toilettes au robinet», une solution au manque d’eau

Certaines régions arides potabilisent leurs eaux usées plutôt que de les rejeter dans le milieu naturel. Une purification et réutilisation directe, éprouvée depuis des décennies, mais qui rebute encore, sauf dans les villes les plus assoiffées.
Marti Blancho | Le jeudi 6 juin 2024
Si l’Europe se refuse encore à exploiter l’eau régénérée ailleurs que dans l’agriculture, certains pays du sud la consomment en eau potable. © R. Niels Mayer / Adobe Stock

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Windhoek, capitale de la Namibie, est perchée à 1.700 mètres d’altitude au beau milieu d’une région semi-désertique d’un des pays les plus arides d’Afrique. Dans les années 1960, le nombre d’habitants explose. Les maigres réserves d’eau deviennent insuffisantes et les pénuries se multiplient. Windhoek ne peut compter ni sur la pluie – plus de 80% de l’eau s’évapore –, ni sur ses nappes phréatiques presque à sec, ni sur ses cours d’eau réduits à la portion congrue. 
La ville se tourne alors vers les eaux usées, avec l’idée de purifier les effluents de la cité pour pouvoir les consommer à nouveau. Ce concept simple en apparence nécessite huit années de recherches et d’essais, au terme desquelles naît la première station de recyclage d’eaux usées en eau potable, en 1968. La Goreangab Water Reclamation Plant, alors une première mondiale, produit aujourd’hui jusqu’à un tiers de l’eau potable consommée par la capitale et continue de recevoir les visites d’experts du monde entier.

La réutilisation des effluents répugne encore
Plus d’un demi-siècle après sa naissance, l’infrastructure pionnière a fait des émules aux quatre coins du monde: Californie, Texas, Singapour, Afrique du Sud, Australie... Certains parlent de réutilisation ou de recyclage, d’autres de régénération. Autant d’appellations pour se référer au traitement des eaux usées par une batterie de techniques avancées: micro, nano et ultrafiltration, osmose, désinfection par UV, ozonation... L’eau ainsi recyclée peut ensuite être injectée directement dans le réseau de distribution, un procédé appelé «direct potable reuse» (réutilisation directe pour l’alimentation en eau potable). Malgré une pureté souvent plus élevée que de l’eau de station de potabilisation classique et des procédés éprouvés, la réutilisation rebute encore. L’expression anglaise «from toilet to tap» (littéralement, des toilettes au robinet) lui colle à la peau, loin de rassurer les sceptiques. 
«Dans les grandes villes européennes, la tradition hygiéniste de l’assainissement considère les effluents comme un risque à éloigner, comme des fluides dangereux chargés de maladies à éliminer», contextualise Hug March, professeur-chercheur en transition écologique et écologie politique à l’université ouverte de Catalogne. 
Une conception aujourd’hui datée pour les experts du secteur de l’eau. En 2017, un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement présentaient ainsi les eaux usées comme une «ressource inexploitée». En Europe, l’Espagne est à l’avant-garde. Et notamment la Catalogne, qui y voit une solution idoine pour pallier les effets des sécheresses à répétition. Une quarantaine de stations de régénération d’eau (ERA, pour «estació de regeneració d’aigua» en catalan) parsèment déjà la région. En 2023, elles ont recyclé un peu plus de 80hm3, le double de 2020 – début de la sécheresse qui dure encore aujourd’hui – mais bien en-dessous de la capacité maximale théorique de 190hm3 par an, selon les chiffres officiels de l’agence catalane de l’eau (ACA). 



La station de régénération d’eau d’El Prat de Llobregat, en Espagne, peut recycler chaque année un peu plus de la moitié de la consommation de Barcelone. © AMB



Convaincu de leur efficacité, le gouvernement régional veut mettre les bouchées doubles pour augmenter progressivement la part d’eaux recyclées. Le plan stratégique 2040 de l’ACA prévoit ainsi 24 nouvelles stations d’ici à 2027. 
Les autorités sont d’autant plus intéressées par la réutilisation qu’elle est bien moins onéreuse que la désalinisation. Alors qu’une usine de dessalement requiert 3,6kWh/m3, l’énergie nécessaire au recyclage avoisine plutôt les 2,4kWh/m3, d’après les calculs du plan stratégique de l’eau de l’aire métropolitaine de Barcelone.
L’ERA de Prat de Llobregat, située à proximité de l’aéroport de Barcelone, à l’embouchure du fleuve Llobregat, est la plus importante de toute l’Europe. Inaugurée en 2006, elle peut recycler jusqu’à 50hm3 d’eau par an, soit un peu plus de la moitié de la consommation de Barcelone. Une fois purifiée, l’eau est pompée 15km en amont, où elle se mélange à l’eau du fleuve avant d’être captée, quelques kilomètres en aval, par une usine de potabilisation. On parle alors d’«indirect potable reuse».

Un frein législatif malgré le consensus des spécialistes
Le fleuve est «une infrastructure naturelle et rend inutile la connexion directe au réseau de distribution», explique Hug March. Elle serait cependant indispensable en l’absence de cours d’eau. Mais la législation actuelle l’interdit: la consommation humaine d’eau régénérée n’est pas autorisée par la législation nationale et européenne. Pour l’instant, les avancées législatives restent timides. Un règlement européen en vigueur depuis juin 2023 permet la réutilisation directe pour l’agriculture. 
Mais cette mesure a surtout mis en lumière le schisme entre les pays arides du sud, en faveur de la réutilisation, et les pays du nord, peu concernés par la sécheresse mais préoccupés par la qualité sanitaire de ces eaux recyclées. Et ce, malgré «le consensus solidement établi au sein de la communauté de l’eau – experts techniques, gestionnaires, politiciens, ONG», rappellent les chercheurs Hug March, David Sauri et Santiago Gorostiza dans un article scientifique sur le sujet.
D’ici à 2050, la population urbaine mondiale confrontée aux pénuries d’eau devrait doubler jusqu’à atteindre 2,4 milliards de personnes, d’après le dernier Rapport mondial des Nations unies sur la mise en valeur des ressources en eau. De quoi convaincre les plus sceptiques de recycler jusqu’à la dernière goutte de nos eaux usées?