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Aménagement
Barcelone, une ville transfigurée par les JO

Avant de savoir quel héritage les Jeux olympiques laisseront à Paris, il est intéressant de se pencher sur ce que Barcelone a fait de ses propres olympiades, en 1992. Des travaux qui ont littéralement transformé la cité. Une métamorphose éclair et monumentale, la plus importante de son histoire.
Marti Blancho | Le lundi 2 septembre 2024
Le front de mer a été entièrement réaménagé à l’occasion des Jeux de Barcelone en 1992, avec désormais quatre kilomètres de plages. © Shevdinov / Adobe Stock

ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE

Avant les Jeux olympiques, Barcelone vit dos à la Méditerranée. La plage n’existe presque pas pour les habitants du centre-ville. Elle est réduite à une bande de sable sale où s’amoncellent des centaines de baraques balayées par les vents et l’humidité. Plusieurs milliers de personnes y vivent dans des conditions déplorables, là où l’eau de mer se mélange aux effluents pestilentiels de la rivière Bogatell, véritable égout à ciel ouvert, et du fleuve Besós, alors l’un des plus pollués d’Europe. De ces nombreux bidonvilles il ne reste aujourd’hui que deux toponymes, Somorrostro et Bogatell, pour désigner les plages où autrefois se dressaient les cabanes en tôle et bois.

Le «Manchester catalan» rasé
Deux autres frontières s’ajoutent à cette première barrière entre la ville et son rivage. La première, les entrepôts et manufactures du quartier de Poblenou, dont le nombre et la densité lui donnent le surnom de «Manchester catalan». Ils seront plus tard rasés pour laisser place à la Cité olympique. La seconde, une voie de chemin de fer inaugurée en 1848, la première de toute la péninsule ibérique, reliant Barcelone à Mataró, au nord-est. Dans les années 1980, Barcelone souffre ainsi «de graves problèmes en suspens – en particulier le front de mer, le quartier de la Barceloneta, en très mauvais état, et les nombreux bidonvilles – qu’elle n’aurait pas été en mesure de régler sans les Jeux olympiques», explique Monica Beguer, architecte urbaniste et professeure à l’université polytechnique de Catalogne. 
Les autorités locales en sont bien conscientes. Et le 17 octobre 1986, quand l’organisation des Jeux de la xxve olympiade sont officiellement attribués à Barcelone, elles ont déjà un plan en tête. Le but: «récupérer le front de mer, monumentaliser la périphérie et assainir le centre-ville historique», comme le prévoit Oriol Bohigas, délégué puis conseiller municipal en charge de l’urbanisme jusqu’en 1992. «Pasqual Maragall, maire de Barcelone à l’époque [de 1982 à 1997, Ndlr], pense alors que la rénovation des quartiers pauvres attirera les investisseurs et améliorera l’économie locale», résume Francesc Muñoz, urbaniste et géographe, professeur à l’université autonome de Barcelone. Douze «zones de nouvelle centralité» sont identifiées par les pouvoirs publics, deux ans avant la confirmation de la tenue des JO. Quatre d’entre elles correspondront exactement aux différentes aires olympiques.


En 1986, la mairie est donc prête. Une fois le feu vert pour l’organisation des JO obtenu, elle constitue avec le gouvernement central espagnol la holding Olímpic SA. Les travaux pharaoniques, à l’échelle de toute la ville, peuvent commencer. L’équivalent d’environ 10 milliards d’euros seront investis, dont deux tiers de fonds publics. A Poblenou, on rase usines et entrepôts sur 94ha pour laisser place à la future Villa Olimpica, qui hébergera les délégations. Le chemin de fer est démantelé puis substitué par une voie rapide. La plage est nettoyée et réensablée. Pour couronner le tout, une longue promenade ponctuée de plusieurs parcs fait désormais office de front de mer en bonne et due forme.
L’élaboration du plan d’ensemble est attribuée au studio d’architecture barcelonais MBM, dont fait partie Oriol Bohigas, toujours en poste à la mairie. Et tant pis pour les conflits d’intérêts. Les différents bâtiments sont dessinés par dix-huit équipes d’architectes, choisies après un concours dont les règles sont dictées par MBM. Un des prérequis étant d’avoir gagné le prix d’architecture FAD, créé là aussi par Bohigas – qui le remporte à quatre reprises. L’autre grand chantier se situe à quatre kilomètres au sud-ouest, sur la colline de Montjuïc, dont une partie avait déjà été aménagée pour l’Exposition universelle de 1929. Le stade existant est rénové et prend l’adjectif «Olimpic». De nouvelles installations sportives – le palais Sant Jordi, les piscines Picornell, un terrain de baseball et de softball – se greffent aux alentours pour former l’«anneau olympique» surplombant la ville.
Au nord-est, sur les contreforts du massif de Collserola, le quartier de Vall d’Hebron est entièrement réaménagé. Idem pour la zone de Les Corts, au sud-ouest, où se situe le célèbre Camp Nou. Deux nouvelles voies rapides, la Ronda de Dalt et la Ronda Litoral, forment un périphérique qui relie les quatre sites et désengorge le centre-ville.

Quatre kilomètres de plages
Six ans suffisent pour complètement transformer la ville. Les habitants se pressent à l’inauguration d’un nouveau front de mer méconnaissable. La majorité s’accorde sur le succès du méga-chantier. En fin de compte, «le résultat est tout à fait démocratique. Les espaces publics issus de la transfiguration olympique ne sont pas privatisés, ils sont utilisés par l’ensemble de la population», constate Francesc Muñoz. Les quatre kilomètres de plages aménagées font aujourd’hui tout l’attrait de la ville et le bonheur des locaux comme des visiteurs. 5,2 millions de personnes ont ainsi foulé le sable des plages barcelonaises entre avril et septembre 2023, d’après les estimations de la mairie. Le tronçon de la Barceloneta étant consacré aux établissements touristiques et aux boîtes de nuit, les habitants lui préfèrent les plages plus au nord pour fuir les rues de la ville, bouillantes et humides l’été venu. Aujourd’hui encore, architectes, urbanistes et politiques de tous bords louent l’impressionnante opération. Le week-end, il n’est pas rare de voir des familles pique-niquer sur les nombreuses pelouses aux alentours des anciennes installations olympiques de Montjuïc. Le dimanche, les joueurs de baseball s’affrontent sur le terrain inauguré en 1990, avec une vue plongeante sur la Méditerranée.
Mais tout n’est pas rose dans le dénommé «modèle Barcelone». D’une part, il a aménagé de nombreux espaces publics et amélioré le quotidien de nombreux citoyens, de l’autre, il a propulsé la ville de Gaudí dans l’ère du tourisme de masse et de la gentrification. Les locations de courte durée ont expulsé les locaux qui ne peuvent plus acquitter des loyers toujours plus élevés. Après les Jeux, seule une infime partie des appartements de la Villa Olimpica vidés des athlètes ont été transformés en logements sociaux. 
La grande majorité a été mise sur le marché à des prix frôlant ceux des quartiers les plus bourgeois de Barcelone. Un signe avant-coureur de la forte pression immobilière qui s’abat aujourd’hui sur le reste de Poblenou.

Un modèle de la démesure 
Au sud, les grandes esplanades la Barceloneta ont été englouties par les terrasses infinies. Les nuées de visiteurs ont repoussé les habitants dans les rues les plus éloignées de l’ancien quartier de pêcheurs. En rétrospective, certains dénoncent un modèle de la démesure, aujourd’hui périmé, à l’échelle du grand événement plutôt que «de la proximité, de l’habitant et de la vie quotidienne», désapprouve Monica Beguer. Malgré les critiques, le modèle prospère. En 1992, la mairie lançait de grands travaux d’aménagement au nord-est de Poblenou, sur la rive droite du Besós. Un grand parc, des immeubles d’avant-garde... Le tout pour accueillir le Forum universel des cultures, en 2004. La majorité des associations de voisins y ont surtout vu une grande opération de nettoyage d’un quartier populaire afin de doper son attractivité sur le marché immobilier et d’attirer les investisseurs, au détriment des habitants.
En même temps, la municipalité a récemment lancé un grand plan de réaménagement de l’espace public en centre-ville. L’ouverture des cours d’immeubles, la piétonnisation, et surtout la mise en place de super-îlots ont récolté les louanges du monde entier. Des mesures en revanche critiquées par les résidents, qui craignent – paradoxalement – de se voir expulsés par des loyers en hausse si leur cadre de vie venait à s’améliorer.