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Prévention des inondations: la bathymétrie à pied d’œuvre
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
Le 17 mai dernier, Gabriel Attal, en déplacement dans le Pas-de-Calais, a annoncé qu’une enveloppe de 47 millions d’euros, issue du fonds de solidarité européen, allait être allouée à la reconstruction de ce département durement frappé par les inondations. Ce nouveau coup de pouce financier complète le dispositif de soutien exceptionnel adopté pour financer les travaux des collectivités. Comme l’a reconnu le Premier ministre, il reste en effet «beaucoup de choses à faire» pour préparer le territoire au retour des pluies automnales. Les premiers travaux d’urgence, eux, touchent à leur fin. Le service bathymétrie du cabinet de géomètres-experts Ingeo, établi dans l’Audomarois, en plein cœur de la région sinistrée, y a été étroitement associé.
La vulnérabilité aux inondations du Pas-de-Calais s’explique par plusieurs facteurs. Dans le triangle Calais-Dunkerque-Saint-Omer, les polders recouvrent environ 100.000ha de terres situées sous le niveau de la mer. Les sous-sols argileux ne permettent pas une bonne infiltration des eaux et la forte artificialisation favorise leur ruissellement vers les cours d’eau. Le risque de crue est majoré par les marées à fort coefficient et les tempêtes, qui repoussent l’eau vers l’intérieur des terres. Les pluies sans précédent qui se sont succédé entre novembre 2023 et janvier 2024 ont causé plusieurs vagues d’inondations, particulièrement impressionnantes dans le secteur de Saint-Omer. Sur la période du 15 octobre au 13 novembre, le territoire de la communauté d’agglomération du pays de Saint-Omer (Capso) a reçu l’équivalent de près de six mois de pluies et, entre le 24 décembre et le 4 janvier, il est encore tombé l’équivalent de plus d’un mois de précipitations... «Quarante-sept communes sur cinquante-trois ont été classées en état de catastrophe naturelle et il y a eu plus de 3.000 sinistrés», rapporte Valérie Saudemont, directrice Cycle de l’eau au sein de la Capso.
Des crues d’une période de retour de 200 ans
Sur l’ensemble du département, plus de 250 communes et des milliers de personnes ont été affectées. Plusieurs dizaines de communes du Nord ont aussi été touchées. Une instruction du préfet de région de janvier 2024 a simplifié les procédures afin de permettre aux collectivités territoriales d’engager au plus vite des travaux d’urgence destinés à rétablir les écoulements, à faire cesser les désordres pouvant mettre en jeu la sécurité publique (effondrement de berges, ouvrages endommagés...) ou à protéger les biens. Le financement de ces travaux court jusqu’au 31 mai.
Plan topo bathymétrique réalisé par Ingeo. © Ingeo
Dans le cadre des études nécessaires avant, pendant et après travaux, Ingeo et son service bathymétrie ont été mandatés pour réaliser des relevés topographiques et bathymétriques sur la côte et à l’intérieur des terres. «Dès janvier, nous avons effectué des relevés très urgents sur le fleuve Authie et dans la baie d’Authie à la demande de la région, d’un syndicat mixte et de la communauté d’agglomération», explique Aymeric Vieque, ingénieur ESGT et coresponsable du service bathymétrie d’Ingeo. «L’objectif était de vérifier si des accumulations de sédiments pouvaient gêner les écoulements. Plusieurs bancs de sable ont ainsi été repérés dans la baie.»
Dans le cadre d’un marché à bons de commande de prestations de géomètre pour la Capso dont Ingeo était titulaire, son service bathymétrie a aussi été amené à effectuer de nombreux relevés sur ses terres d’implantation dans le secteur de l’Audomarois – la ville de Blendecques, qui héberge son siège social, a été l’une des plus meurtries. Ces missions ont concerné différents secteurs des cours d’eau de l’Aa, de la Meldyck et de la Lys, ainsi que divers petits cours d’eau rejoignant ces fleuves.
«Les ouvrages créés suite aux crues historiques qui ont touché le bassin de l’Aa en 2002 et celui de la Lys en 2021 ont été dépassés», souligne Valérie Saudemont. Ils avaient été prévus pour faire face à des événements exceptionnels de période de retour de 50 ans, alors que les dernières crues ont été qualifiées «avec une période de retour de 200 ans». Au débordement des cours d’eau se sont ajoutées des remontées de nappe et par les réseaux. Les nappes étant quasi affleurantes, les ruissellements et les coulées de boue se sont multipliés. «En janvier, la catastrophe a été bien pire encore qu’en novembre à cause de la saturation des sols.»
«Entre janvier et mars, les relevés d’urgence nous ont demandé l’équivalent d’un peu plus d’un mois de travail de terrain, mobilisant à chaque fois une équipe d’au minimum deux personnes», indique Aymeric Vieque. Les mesures effectuées sur de nombreux petits secteurs ont permis de caractériser les points bas et les envasements. Elles ont servi aux études hydrauliques et ont permis d’enclencher des travaux de curage. «Comme il s’agit de cours d’eau peu profonds, nous avons utilisé des barques équipées de sondeurs monofaisceaux pour les relevés bathymétriques, et de simples piges associées à des levés GPS RTK pour mesurer la profondeur et l’épaisseur des sédiments. Des profils ont aussi été réalisés pour permettre d’évaluer les volumes à curer et l’impact sur les débits d’eau.»
Relevé topographique et épaisseur de sédiment. © Ingeo
«Nous avions aussi besoin de renforcer les berges au niveau de certaines digues et de poser des enrochements», ajoute Valérie Saudemont. Les niveaux d’eau étant encore hauts, les relevés d’Ingeo se sont avérés essentiels pour éviter à la Capso de travailler à l’aveugle. «En complément des relevés bathymétriques et terrestres, nous avons réalisé des acquisitions à l’aide d’un drone équipé d’un capteur 3D HDR pour fournir un modèle 3D très complet de certaines berges», précise Aymeric Vieque. Un nuage de points, un profil 3D et un plan topographique classique ont ainsi été fournis pour prévoir les travaux sur une digue protégeant Blendecques.
L’essentiel des relevés demandés pour parer à l’urgence ont été réalisés entre janvier et mars. «Des mesures restent encore à faire au niveau des parties immergées de la digue de Blendecques, car les courants étaient trop forts en début d’année, ajoute Aymeric Vieque. Il nous reste aussi à réaliser des mesures bathymétriques et d’épaisseur de sédiments à Arques, sur la Haute Meldyck.» La Capso a par ailleurs fait appel aux géomètres-experts d’Ingeo pour divers travaux de bornage, notamment dans le cadre d’acquisitions de terrains destinés à créer des pistes pour l’accès des engins lourds au pied des ouvrages.
Les documents de planification doivent être révisés
A l’échelle départementale, plus de 600 opérations ont été réalisées. L’heure est maintenant aux premiers travaux structurants. Mi-mai, 167 opérations étaient déjà en prévision, pour un montant estimé à 45 millions d’euros: reprises de berges, opérations de curage, créations de nouveaux déversoirs et de bassins de rétention, etc. «Grâce à la mobilisation des entreprises, nous avons déjà engagé pas mal de travaux structurants sur nos digues, et des travaux plus importants devraient démarrer à partir de mi-octobre», rapporte Valérie Saudemont. Des études doivent aussi être relancées dans des zones habituellement épargnées par le ruissellement, qui n’ont pas échappé aux dernières inondations. Dans le même temps, les travaux de protection des habitations financés dans le cadre du dispositif expérimental d’Etat Mirapi (mieux reconstruire après inondation), tels que la pose de batardeaux ou de clapets anti-retour, doivent être réalisés avant novembre prochain. Encore faut-il que les diagnostics gratuits puissent être effectués, et que les artisans, sur-sollicités, soient disponibles... Les premières demandes de rachat de maisons sinistrées par l’Etat sont aussi à l’étude afin de vérifier leur éligibilité au «fonds Barnier».
Dans le contexte du changement climatique, les questions restent nombreuses. Les documents de planification existants prennent en compte les crues centennales, mais ne vont pas au-delà, et devraient donc être révisés. Des études préalables pour les prochains programmes d’actions de prévention des inondations (Papi) du delta de l’Aa du bassin versant de la Lys ont également été lancées. La mauvaise gestion des wateringues (le système d’évacuation des eaux dans la zone de polders, reposant sur un réseau de canaux et de fossés) a par ailleurs été pointée du doigt. Fin 2023, plusieurs pompes servant à l’évacuation des eaux étaient en panne... Les capacités de pompage ont été rétablies, et les nouveaux financements annoncés par le Premier ministre devraient permettre la rénovation de certaines sections de wateringues. La création de trois établissements territoriaux de bassin est aussi prévue d’ici à janvier 2025, dans l’optique d’améliorer la gouvernance de l’eau. Ces mesures suffiront-elles? C’est une course contre la montre, dans laquelle les géomètres-experts auront sans doute leur rôle à jouer...
Spécialiste de la bathymétrie
Présent dans le Nord-Pas-de-Calais depuis plus de 70 ans, le groupe Ingeo comporte aujourd’hui plus de 130 collaborateurs répartis dans huit agences, offrant une pluralité de prestations de géomètres-experts et d’ingénierie. Le service bathymétrie, qui constitue l’une de ses spécificités, existe depuis les années 2000. Dirigé par Aymeric Vieque et Nicolas Mouton, il repose sur une équipe d’une dizaine de géomètres et hydrographes. «C’est une activité qui demande beaucoup de formation continue et de gros investissements», souligne Aymeric Vieque. Outre les instruments classiques dans la profession (GPS, tachéomètres, centrales inertielles, etc.), le service dispose d’une batterie d’équipements moins communs qui lui permettent d’accompagner tous types de projets dans les domaines de l’hydrographie, de la topo-bathymétrie, de l’expertise et de la mesure en environnement subaquatique, en France comme dans les outre-mer: barques motorisées, vedettes fluviales et maritimes, sondeurs multifaisceau et monofaisceau, sonar latéral, magnétomètre pour la recherche d’épaves, sondeur de sédiments, carottier et bennes de prélèvements de sédiments, etc.