Intelligence artificielle
Une révolution sous surveillance
Deux sur six. C’est la proportion de prix Nobel qui ont été attribués en octobre dernier à des chercheurs ayant eu recours à une même technologie: l’intelligence artificielle (IA). Avec ces distinctions, qui viennent récompenser des travaux menés dans les domaines de la physique et de la chimie, l’IA entre par la grande porte au panthéon des sciences et des technologies, quelque part entre l’atome et la physique quantique. Cette reconnaissance survient alors que le grand public ne jure plus que par cette technologie magique, ses gains de productivité supposés et sa facilité d’utilisation. Mais qu’en est-il réellement? Quel est l’impact de l’IA sur le monde du travail? Comment des métiers hautement qualifiés peuvent-ils s’emparer de cet outil? N’y-a-t-il pas un risque, demain, de voir cette technologie se substituer aux professionnels? Les géomètres-experts doivent-ils craindre ou non l’irruption de l’IA dans leur quotidien?
«La validation humaine restera essentielle pour garantir la fiabilité et la qualité des données fournies. Notre profession repose sur une expertise et un savoir-faire qui ne peuvent pas être automatisés. L’IA peut nous assister, mais elle ne pourra jamais remplacer le jugement humain dans des situations complexes», estime Bertrand Clergeot, géomètre-expert passionné par la question.
Un GPT spécialisé
Pour autant, la question de l’intelligence artificielle irrigue la profession comme elle intrigue les juristes, les architectes, les notaires ou les experts-comptables. «Il est à peu près certain que nous allons intégrer l’IA dans nos pratiques professionnelles, mais cela ne doit pas se faire n’importe comment», constate Pierre Kervella, directeur technique méthode et innovation au sein de la société de géomètres-experts Quarta. «Aujourd’hui, nous observons attentivement ce qui se fait mais nous estimons que la qualité du résultat n’est pas encore au rendez-vous.»
Potentiellement, l’IA pourrait s’immiscer dans les deux domaines de prédilection des géomètres-experts: l’analyse juridique et la mesure. Concrètement, on est encore assez éloignés de la perspective d’une délégation de ces compétences à l’intelligence artificielle. Certains s’y essaient toutefois. C’est le cas de Benoît Houdry, géomètre-expert à Laon, qui a créé son propre outil d’IA, baptisé «Mercator». Déçu des résultats délivrés par la version standard de ChatGPT, l’outil d’IA le plus populaire et sans doute aujourd’hui l’un des plus performants, il a créé son propre GPT, spécifiquement dédié au métier de géomètre-expert: «Dans ChatGPT, il existe un accès vers une sorte de back-office qui permet d’exploiter toute la puissance de son modèle de langage. Il est possible de lui donner des instructions pour le forcer à se comporter d’une certaine manière, mais surtout de lui fournir ses propres sources en guise de base de données, détaille Benoît Houdry. J’ai fusionné plusieurs documents propres à la profession dans différents fichiers – brochures sur le bornage, supports de formation, etc. – et j’ai amené Mercator à piocher dans cette base de données. Là où il donnait initialement des réponses qui paraissaient très bonnes mais qui étaient en fait inexactes, il s’est mis à évoluer et à produire des réponses de plus en plus intéressantes.»
Les outils basés sur l’IA permettent déjà de réduire jusqu’à 30% les coûts liés à la conception et à la gestion de projets d’infrastructure, selon une étude réalisée par McKinsey & Company. © Business Pics / Adobe Stock
Cette expérience a conduit le géomètre-expert à déléguer quelques tâches administratives à son assistant IA. Par exemple, en l’aidant à rédiger des courriers dans le cadre d’échanges avec certains de ses clients. «Prenons l’exemple de dossiers de bornage ou de copropriété. Nous avons notre vocabulaire, nous maîtrisons notre sujet sur le bout des doigts mais, quand on explique les choses, on peut vite perdre nos interlocuteurs...», admet Benoît Houdry. Dans ce cas de figure, une instruction écrite – un «prompt» en langage IA – bâtie sur le modèle «Voilà ce que j’ai à expliquer à mon client. A partir de ces données, comment pourrais-je présenter cela de façon simple pour que mon client comprenne?» suffit à Mercator pour rédiger un courrier à la fois simple et précis, qui sera évidemment vérifié par le professionnel avant envoi.
A une échelle supérieure, l’approche est assez similaire: «Je ne suis pas contre les petites expérimentations internes, confirme Pierre Kervella. Je trouve même que c’est une bonne chose, car ça permet aux gens de développer une culture de l’IA, de comprendre ses possibilités mais aussi ses limites. Ça peut également faire émerger des usages auxquels on ne pense pas forcément.» Pas question pour autant de confier à l’IA le cœur de métier. «En tant que directeur technique, je dois m’assurer qu’on ne lance pas l’entreprise dans quelque chose qui n’est pas maîtrisé, poursuit le responsable méthode et innovation de Quarta. A terme, on pense par exemple à utiliser l’IA pour faire du contrôle de cohérence dans nos documents, comme la vérification de la correspondance entre un PV de bornage et son plan. Mais pour ça, il faut d’abord que nos données soient bien structurées et de qualité.» L’entreprise a donc choisi une méthode progressive: «On profite de ce temps de construction et de maturation de l’IA pour structurer correctement nos données et nos processus en interne. Ce travail de fond est essentiel. L’idée, c’est que le jour où une IA vraiment performante et adaptée à nos besoins sera disponible, on dispose de quoi l’alimenter correctement».
Une aide juridique précieuse
De ses expérimentations, Benoît Houdry retire peu ou prou les mêmes enseignements: «J’ai pris des photos d’un terrain que je devais borner et je les ai fournies à l’IA en précisant “Voici la limite nord-est”. Puis, je lui ai décrit les limites, les types de murs et je lui ai demandé de me préparer le bornage, de me dire à qui appartenaient les murs». Si les réponses apportées «sonnaient» comme celles d’un professionnel voire s’en approchaient, a pu observer le géomètre-expert, elles étaient en réalité inexploitables en l’état. Dans le domaine juridique, en revanche, l’IA peut déjà apporter une aide précieuse en effectuant des recherches lui permettant d’identifier des jurisprudences, de citer des arrêts et de fournir les liens hypertextes correspondants. Là encore, tout est affaire de base de données: plus celle-ci sera pertinente, plus les résultats s’amélioreront. Néanmoins, la révolution annoncée n’est pas encore là.
Dans l’attente de cette échéance, les écoles qui forment les ingénieurs géomètres-experts de demain ont pris les devants. Cursus général, parcours thématiques, ateliers et recherche: l’IA fait partie du décor dans les écoles d’ingénieurs, mais les responsables pédagogiques abordent la question avec sang-froid. «Le rapport que doit entretenir un étudiant ingénieur avec l’IA doit être à la fois décomplexé et critique. Il doit être en mesure de comprendre son fonctionnement, de savoir l’utiliser pour améliorer son travail, mais aussi de rester vigilant vis-à-vis des risques éthiques et des questions de cybersécurité», indique Rani El Meouche, enseignant-chercheur à l’Ecole spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l’industrie (ESTP). Conscients que la vague technologique est aux portes du secteur du BTP comme de la pratique des géomètres-experts, les écoles spécialisées se sont donc organisées. Même constat dans le monde des architectes, où l’essor de l’IA, s’il s’inscrit dans un rapport à la technologie déjà ancien, suscite là aussi un mélange de fascination et de circonspection.
Une histoire en marche
Les chiffres, eux, racontent une histoire en marche: les outils basés sur l’IA permettent déjà de réduire jusqu’à 30% les coûts liés à la conception et à la gestion de projets d’infrastructure, selon une étude réalisée par McKinsey & Company. Dans l’industrie géospatiale, l’intégration de l’IA pour analyser les données des nuages de points et des images de télédétection a permis de réduire le temps de traitement jusqu’à 40%, améliorant d’autant la productivité de ses utilisateurs. Dans le domaine administratif, l’automatisation des process pourrait permettre de réduire le temps passé sur des tâches répétitives de plus de 25%... Et ce n’est qu’un début.
Face au raz-de-marée potentiel, une même attitude se dessine toutefois chez les spécialistes de l’IA, les utilisateurs, les enseignants et les professionnels de la technologie: quelles que soient les avancées qu’elle apportera, l’intelligence artificielle doit rester un outil sous le contrôle de l’humain, lequel devra plus que jamais se positionner en tant qu’expert et garant de la donnée. L’homme assisté par l’IA, incontestablement, mais en aucun cas l’homme remplacé par l’IA.
L’IA et les géomètres-experts
© insta_photos / Adobe Stock
L’IA offre potentiellement aux géomètres-experts des possibilités nouvelles, notamment pour le traitement et l’analyse des données spatiales issues des scanners 3D, des drones et de l’imagerie satellite. Ces données peuvent par exemple être analysées à l’aide d’algorithmes de deep learning, permettant une classification automatique des éléments dans des nuages de points 3D ou des images aériennes, tels que les bâtiments, la végétation ou les routes. Les cabinets peuvent également utiliser ces technologies pour détecter automatiquement des objets spécifiques dans les données spatiales, rendant ainsi l’extraction et l’analyse de ces données plus efficaces. L’IA permet aussi de réaliser des cartographies et modélisations 3D semi-automatiques, simplifiant la création de plans et de cartes à partir de données brutes. Cette technologie peut également aider à détecter des changements sur des infrastructures au fil du temps, facilitant le suivi de l’évolution des structures. Les géomètres-experts peuvent se servir de l’IA pour détecter des défauts structurels, tels que des fissures dans des bâtiments ou des ouvrages en analysant des images. Enfin, l’IA permet d’automatiser des tâches administratives, d’optimiser la planification d’interventions sur le terrain et d’améliorer la précision des mesures topographiques. Ces nouvelles capacités nécessiteront néanmoins que les géomètres-experts développent des compétences en IA et en science des données pour tirer pleinement parti de ces outils avancés.
(Sources: Studyrama, TT géomètres-experts, Géofoncier, BPI France)
L’IA s’installe dans l’économie
En 2023, 27% des entreprises françaises avaient adopté l’intelligence artificielle, soit 35% de plus par rapport à l’année précédente. Cette croissance de l’IA en France s’inscrit dans une tendance de long terme, avec 65% des entreprises qui disent anticiper le fait que cette technologie transformera significativement leurs secteurs d’activité d’ici les cinq prochaines années. Une forte augmentation des investissements dans l’IA est attendue dans le pays cette année, avec une hausse prévue de 51% des dépenses technologiques. L’IA pourrait générer 99 milliards d’euros de valeur ajoutée pour l’économie française d’ici 2030. Plus largement, l’adoption du numérique, incluant l’IA, pourrait ajouter 589 milliards d’euros au PIB français entre 2020 et 2030. En Europe, l’adoption de l’IA suit également une trajectoire ascendante. En 2023, un tiers des entreprises européennes l’avaient intégrée dans leurs opérations, ce qui représente une croissance de 32% par rapport à l’année précédente. Cette tendance devrait se maintenir en 2024.
(Sources: étude Amazon Web Services (AWS) et Strand Partners, février 2024)
À LIRE AUSSI
• Plus de 70 ans d’histoire
• «L’IA est un assistant, pas un remplaçant»
• Formation: l’IA enseignée avec prudence
• Architecture et urbanisme: un potentiel qui reste à explorer
• Des outils logiciels de plus en plus performants
• IGN: cartographier l’Anthropocène
• «L’IA c’est génial, mais je l’interdirais au grand public»
Retrouvez ces articles et l’ensemble du dossier consacré l’intelligence artificielle dans le magazine Géomètre n°2229, novembre 2024, en consultant notre page « Le magazine ».
NOTRE PODCAST
• Contrôler l’intelligence artificielle