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Climat
La ville se prépare sans entrain aux pics de chaleur

Guidée par des changements d’usage et des solutions de bon sens, l’adaptation de l’espace urbain aux bouleversements climatiques repose surtout sur une gouvernance efficace de la ville. Mais celle-ci demeure encore balbutiante.
Olivier Razemon | Le lundi 8 avril 2024
Modifier la circulation automobile les jours de canicule? © EdNurg / Adobe Stock

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A quoi va ressembler la ville par 50 degrés Celsius? L’hypothèse n’est plus absurde. Chaque été nous rapproche de cette échéance. La montée des températures interroge de plus en plus les consultants et les chercheurs. En décembre 2023, le cabinet de conseil BL Evolution publiait sur son site une série de six «récits de vie dans le climat du futur». Truffés de solides références scientifiques, ces scénarios dystopiques imaginent une société marquée par deux degrés de plus. Les auteurs dépeignent ainsi une station de ski où il ne neige plus beaucoup. L’eau manque d’autant plus que la moyenne montagne est confrontée à la pression immobilière des télétravailleurs, en mal de fraîcheur. Dans les grandes villes, les salariés du BTP souffrent de déshydratation et les bâtiments exposés au sud sont désertés. Les jours de canicule, les hôpitaux, climatisés même lorsque le reste de la ville subit une coupure d’électricité, deviennent des refuges pour les plus précaires. Les «droits à la mobilité», nécessaires pour voyager en train, sont exorbitants, de même que certains produits agricoles. Et, dans les espaces verts, de nouvelles espèces font leur apparition tandis que d’autres périssent au contraire de maladies fulgurantes.
Le cabinet 6T, spécialisé dans la recherche sur les mobilités, s’est penché pour sa part sur l’impact des périodes de chaleur sur les déplacements. Une enquête publiée en mars, réalisée en partenariat avec l’Agence de la transition énergétique (Ademe), montre que, les jours de canicule, les trois-quarts des 7.000 personnes interrogées «modifient significativement leurs activités et déplacements». Les personnes exposées à la chaleur renoncent notamment aux loisirs tels que la balade, l’activité physique ou la visite à des proches. L’enquête révèle aussi que, lors d’un pic de canicule, la voiture est le mode de transport considéré comme le moins «désagréable». Ces jours-là, les personnes interrogées ont davantage tendance à utiliser leur voiture, ou un vélo à assistance électrique, tandis que le vélo classique et la marche sont délaissés. 

«Faire de la fraîcheur un bien public urbain»
Pour le géographe Michel Lussault, directeur de l’école urbaine de Lyon, interrogé par Géomètre, ces résultats doivent bien sûr favoriser la «climatisation des transports en commun», mais aussi amener les décideurs à «faire de la fraîcheur un bien public urbain». Les pics de chaleur, rappelle-t-il, s’accompagnent de plus en plus, comme en Colombie britannique à l’été 2021, ou en Gironde en juillet 2022, «d’incendies périurbains qui émettent un smog nauséabond». En prévention de ces événements, «la géographie urbaine doit être retravaillée», notamment pour faciliter «le retour de l’eau dans les villes» (1). Les écoulements pluviaux, cachés depuis des décennies en souterrain, pourraient être de nouveau visibles, afin de constituer des îlots de fraîcheur, voire de baignade. Le spécialiste préconise également l’optimisation des périmètres végétaux détenus par des particuliers ou des entreprises. «Ces domaines pourraient être mutualisés par la collectivité, contre rémunération des propriétaires.» 
Le 9 mars, quelques jours avant la publication de l’enquête de 6T, Michel Lussault participe à une demi-journée de débats organisée au Cent-quatre, lieu culturel parisien. Des urbanistes, aménageurs ou artistes s’y interrogent sur le thème «Habiter la ville autrement». Au fil des discussions, il apparaît que, si la ville veut s’adapter aux changements inéluctables, elle doit d’abord se réformer elle-même. «L’habitabilité est menacée par la chaleur, le stress hydrique ou les inondations. Cette menace globale nous amène à prendre en compte des éléments nouveaux, comme les fleuves. Or, l’idée qu’un fleuve puisse avoir des choses à dire brouille tout. Plus rien ne tient de nos procédures habituelles», résume ainsi Michel Lussault. C’est aussi l’avis de l’historien de l’environnement Grégory Quenet, qui plaide pour l’intégration «des non-humains, la faune, la flore, la circulation souterraine des eaux ou les cycles de l’érosion» dans les processus de décision. Ceux-ci relèveraient, selon lui, davantage du «ménagement» que de l’«aménagement». 

Prendre en compte les générations présentes
Toutefois, face au réchauffement et au recul de la biodiversité, il manque un projet, ajoute l’historien. «Après la dernière guerre, la France voulait rester une grande puissance, et cela s’est traduit par l’aménagement du territoire.» L’Etat a construit des autoroutes, aménagé le littoral du Languedoc ou lancé le «plan neige» en bâtissant des stations de ski ex-nihilo en montagne. Lorsque, un siècle plus tôt, le Second Empire avait lancé ce qu’il est convenu d’appeler «les travaux d’Haussmann», l’Etat a accordé une garantie à cent ans aux acteurs immobiliers. «Le coût, pour la seule ville de Paris, atteignait une fois et demie le budget de la France. Les banques étaient contre, mais finalement, ce fut une bonne affaire», rappelle Grégory Quenet. 
Mais aujourd’hui? L’aménagement du territoire autrefois chargé de sens se perd désormais dans ses contradictions. «La transformation actuelle du territoire n’est pas débattue», regrette l’historien. Alors que chaque gouvernement depuis trente ans fait de l’habitat une priorité, «il demeure trois millions de logements vacants». Le problème est que la demande concerne les aires des métropoles, tandis que l’offre reste concentrée dans les cœurs des petites et moyennes villes, qui dépérissent. Dans la même logique, «on recense quatre millions de mètres carrés de bureaux vides, qui pourraient être transformés en logements, mais les normes sont complexes et le coût élevé», observe l’urbaniste Romain Boursier. 
L’argent manque, comme l’a récemment rappelé le ministre de l’Economie en annonçant des coupes budgétaires. Où en trouver? Michel Lussault livre une piste: «la valorisation foncière immobilière mondiale est supérieure à la valorisation boursière». Le géographe fait mine de s’interroger: «Faut-il rompre avec le régime fondé sur le foncier?» Ou, pour le dire plus clairement, «acceptons-nous de ne plus être une économie de propriétaires?» Un étrange silence s’installe dans la salle.
Enfin, «nos systèmes politiques sont dans l’incapacité d’organiser les transformations souhaitables. Nous sommes passés d’un régime de gouvernement, qui décidait seul, à un régime de gouvernance, qui repose sur un fonctionnement polyarchique», objective le sociologue Renaud Epstein, spécialiste de la politique de la ville. Et d’ailleurs, «la production urbaine est désormais l’affaire d’acteurs privés», ajoute-t-il, citant les promoteurs comme les collectifs associatifs. Comment concilier tous ces acteurs aux intérêts divergents?
Les gouvernants convoquent volontiers les «générations futures», une expression qui a beaucoup servi depuis le rapport de l’ONU consacrant le concept de «développement durable», publié en 1987. «Mais on devrait déjà considérer les générations présentes!», s’exclame le sociologue. Or, «le différentiel de participation électorale, au profit des plus âgés, entraîne une gérontocratisation de la société», déplore-t-il.
Tous pessimistes, alors? Michel Lussault rectifie. Certes, il se définit comme «un pessimiste global», mais il cultive un «optimisme local». La ville sait s’adapter, à son échelle. Marion Waller, directrice du Pavillon de l’Arsenal, livre un exemple. En 2014, lors de l’appel à projets intitulé «Réinventer Paris», «le seul projet présenté sans promoteur immobilier, La ferme du rail, a été la première réalisation terminée». Peu d’observateurs auraient parié sur «ce truc fou», constitué d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, d’une exploitation agricole et d’un restaurant. En pleine ville, la nature sauvage, un calme rare, une certaine fraîcheur, séduisent les citadins, surtout les jours de canicule.  

(1) Lire Géomètre n°2220, janvier 2024, page 20.



Du bon usage de la chronotopie

Ménager le temps pour ménager l’espace. La chronotopie affecte au même lieu des usages différents selon l’heure, le jour ou la saison, explique l’urbaniste Romain Boursier, par exemple «pour éviter de construire une deuxième école ou un troisième tiers-lieu». Le concept de chronotopie serait aussi bienvenu les jours de forte chaleur. Le consultant Nicolas Louvet, fondateur de 6T, plaide pour le «chrono-aménagement» des villes. Les citadins, constate-t-il dans une enquête publiée en mars, sont disposés, lorsque la température devient insupportable, à modifier les horaires de leurs déplacements. Le géographe Michel Lussault, trouve «aberrant qu’on ne modifie pas la circulation automobile les jours de canicule». Le soir, lorsque la chaleur écrasante retombe un peu, des rues résidentielles pourraient ainsi être interdites à la circulation motorisée et dédiées à la promenade.