ABONNEZ-VOUS

Propriété
Résorber le désordre foncier en Corse et en outre-mer

A l’occasion du colloque organisé par le Conseil national des ateliers régionaux des experts de justice géomètres-experts (Cnarège) en marge des Assises nationales de la sobriété foncière, le 4 juillet à Fort-de-France, Jean-Marc Roux, maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, et Alain Fuchs, géomètre-expert à Fort-de-France, ont débattu sur le thème du particularisme de la prescription acquisitive dans la France d’outre-mer et en Corse. Une discussion initiée par Sylvain Hennocque, président du Cnarège, et Louis Caudrelier, président de l’Arège Antilles. Géomètre revient sur ce débat centrée sur les principales mesures mises en œuvre pour résorber le désordre foncier en Corse et en outre-mer.
Jean-Marc Roux, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille | Le vendredi 27 septembre 2024
Habitations dans le cirque de Mafate (La Réunion), particulièrement sauvage et inaccessible en voiture. © Wirestock / Adobe Stock

ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE

Pour des raisons notamment historiques, il est patent qu’un désordre foncier est particulièrement important dans certains territoires d’outre-mer mais aussi en Corse. Cette situation tient, tout d’abord, à la présence d’un grand nombre d’indivisions résultant de successions non réglées et, ensuite, à un nombre important d’occupants sans droit ni titre de propriétés, et ce depuis plusieurs générations.
Sur un plan tant pragmatique que juridique, ce désordre foncier résulte principalement de l’absence de titres de propriété réguliers, publiés aux services de la publicité foncière (ex conservations des hypothèques). Cette occurrence conduit à une véritable insécurité juridique, sans compter des effets économiques qui ont pu être qualifiés de néfastes. L’absence de titres de propriété, d’abord, empêche les citoyens de recourir aux dispositions de droit civil relatives à la propriété immobilière. Elle entrave également toute possibilité d’accès à la faculté d’emprunter du fait de l’impossibilité de donner en garantie. De surcroît, la détention de biens par de multiples héritiers détenant des droits indivis concurrents rend plus difficile, voire illusoire, l’entretien des biens concernés. Cela participe au délabrement du patrimoine immobilier, tout en suscitant un abondant contentieux au sein des familles. Les autorités publiques, l’Etat comme les collectivités territoriales, sont également impactées si l’on retient les difficultés générées par ce désordre sur le recouvrement de l’impôt – foncier, d’habitation – mais aussi au regard des droits de mutation qui ne peuvent être perçus. 
Il était d’une impérieuse nécessité d’adapter la loi pour résorber ce désordre de la propriété. A ce titre, l’article 73, alinéa 1er, de la Constitution prévoit en particulier que, dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit mais ils peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et aux contraintes particulières de ces collectivités.

Pour cela, le législateur a compté sur les bénéfices de la prescription acquisitive ou usucapion de l’article 2258 du Code civil, lequel dispose que «la prescription acquisitive est un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi». L’objectif est clairement de sécuriser la situation du possesseur qui peut alors obtenir la propriété d’une parcelle par prescription acquisitive.
C’est d’ailleurs ce qui a été rappelé par la Cour de cassation à l’occasion d’une QPC qui lui a été soumise en 2011. Selon les hauts magistrats, «la prescription acquisitive n’a ni pour objet ni pour effet de priver une personne de son droit de propriété ou d’en limiter l’exercice mais confère au possesseur, sous certaines conditions, et par l’écoulement du temps, un titre de propriété correspondant à la situation de fait qui n’a pas été contestée dans un certain délai; [...] cette institution répond à un motif d’intérêt général de sécurité juridique en faisant correspondre le droit de propriété à une situation de fait durable, caractérisée par une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire» (1).
Plusieurs textes se sont ainsi attachés à faciliter le jeu de l’usucapion dans l’unique but de résorber le désordre foncier dans ces parties du territoire français.

Le dispositif législatif
La loi n°2009-594 du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer a posé les bases du dispositif législatif. Son article 1er indique qu’en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion, à Mayotte et à Saint-Martin, il peut être mis en œuvre une procédure, dite «procédure de titrement», ayant pour objet de collecter et d’analyser tous les éléments propres à inventorier les biens fonciers et immobiliers dépourvus de titres de propriété ainsi que les occupants ne disposant pas de titres de propriété, mais aussi d’établir le lien entre un bien et une personne, afin de constituer ou de reconstituer ces titres de propriété.
L’article 35-2 du même texte (modifié par la loi n°2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique) prévoit que, lorsqu’un acte de notoriété porte sur un immeuble situé en Guadeloupe, en Martinique, à La Réunion, en Guyane, à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Mayotte et constate une possession répondant aux conditions de la prescription acquisitive, il fait foi de la possession, sauf preuve contraire. Il ne pourra être contesté que dans un délai de cinq ans à compter de la dernière des publications de cet acte par voie d’affichage, sur un site Internet et au service de la publicité foncière ou au Livre foncier. L’acte de notoriété peut être établi par un notaire ou, à Mayotte, par un groupement d’intérêt public; et, dans ce dernier cas, le groupement en assurera la publicité.



Village corse. © Vincentco64 / Adobe Stock



S’agissant plus particulièrement de la Corse, l’article 1er de la loi n°2017-285 du 6 mars 2017 visant à favoriser l’assainissement cadastral et la résorption du désordre de propriété, prévoit que lorsqu’un acte notarié de notoriété porte sur un immeuble situé en Corse et constate une possession répondant aux conditions de la prescription acquisitive, il fait foi de la possession, sauf preuve contraire. Il ne peut être contesté que dans un délai de cinq ans à compter de la dernière des publications de cet acte par voie d’affichage, sur un site Internet et au service de la publicité foncière (2).
Ces textes ont institué un régime dérogatoire au droit commun de la prescription acquisitive, tel qu’il résulte des articles 2261 et suivants et 2272 du Code civil. 
Les derniers développements ont été l’œuvre de la loi n°2024-322 du 9 avril 2024 visant à l’accélération et à la simplification de la rénovation de l’habitat dégradé et des grandes opérations d’aménagement. Son article 51 précise, d’une part, que, dans les collectivités régies par l’article 73 de la Constitution, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin, et par dérogation à l’article 2272 du Code civil, le délai pour acquérir la propriété immobilière est de dix ans, à compter de l’entrée en vigueur de la loi de 2024 et ce jusqu’au 31 décembre 2038 (3). D’autre part, dérogeant à l’article 2261 du Code civil, la possession par un indivisaire d’un immeuble dépendant d’une succession ouverte avant l’entrée en vigueur de la loi du 9 avril 2024 et non partagée à cette date, est réputée non équivoque à l’égard de ses coindivisaires, y compris durant la période de possession antérieure à l’entrée en vigueur de ladite loi de 2024 (4)

Le dispositif réglementaire
Les diverses prévisions législatives (lire ci-dessus) ont fait l’objet d’un décret d’application n°2017-1802 du 28 décembre 2017 relatif à l’acte de notoriété portant sur un immeuble situé en Corse, en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion, à Mayotte ou à Saint-Martin, puis d’une circulaire du 4 juillet 2018, publiée au Bulletin officiel du ministère de la justice du 12 juillet 2018.
Selon l’article 1er du décret du 28 décembre 2017, l’acte de notoriété constatant une possession répondant aux conditions de la prescription acquisitive, mentionné aux articles 35-2 de la loi du 27 mai 2009 et 1er de la loi du 6 mars 2017, comporte les éléments suivants: 
1° l’identité de la personne bénéficiaire précisée conformément, pour une personne physique, aux dispositions du premier alinéa de l’article 5 du décret du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière et, pour une personne morale, aux dispositions du 1° de l’article 6 de ce même décret, ou à Mayotte, conformément aux dispositions des articles 64 et 65 du décret du 23 octobre 2008 relatif à l’immatriculation et à l’inscription des droits en matière immobilière à Mayotte; 
2° les éléments d’identification de l’immeuble concerné, précisés conformément aux dispositions de l’article 7 du décret du 4 janvier 1955, ou à Mayotte, conformément aux dispositions des articles 67, 69 et 72 du décret du 23 octobre 2008; 
3° les témoignages et éléments apportant la preuve des actes matériels qui caractérisent une possession de l’immeuble concerné répondant aux conditions prévues par les articles 2261 et 2272 du Code civil; 
4° la reproduction des dispositions du premier alinéa de l’article 35-2 de la loi du 27 mai 2009, lorsque l’acte de notoriété porte sur un immeuble situé en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion, à Mayotte ou à Saint-Martin, ou de celles du premier alinéa de l’article 1er de la loi du 6 mars 2017, lorsque l’acte de notoriété porte sur un immeuble situé en Corse.
L’article 2 du décret de 2018 prévoit, en outre, que l’initiative de la personne bénéficiaire ou, à Mayotte, de la commission d’urgence foncière mentionnée à l’article 35-1 de la loi du 27 mai 2009 susvisée et, dès sa constitution, du groupement d’intérêt public mentionné à l’article 35 de la même loi, qui en assume alors les frais, l’acte de notoriété doit faire l’objet des mesures de publicité suivantes: 
1° publication de l’acte de notoriété au fichier immobilier ou, à Mayotte, inscription au Livre foncier; 
2° affichage pendant trois mois en mairie, par les soins du maire de chaque commune sur le territoire de laquelle est situé l’immeuble, d’un extrait de l’acte de notoriété comprenant les éléments déjà mentionnés. Cet extrait précise que le bénéficiaire revendique la propriété de l’immeuble au titre de la prescription acquisitive en application de l’article 2272 du Code civil;
3° publication de l’extrait de l’acte de notoriété sur le site Internet de la préfecture du lieu de situation de l’immeuble, pendant une durée de cinq années; 
4° publication de l’extrait de l’acte de notoriété sur le site Internet de la collectivité de Corse lorsque l’acte porte sur un immeuble situé en Corse. 
L’accomplissement des mesures de publicité prévues aux 2° et 3° est certifié, selon le cas, par le maire ou le préfet. 
Ce qu’il faut particulièrement retenir provient du fait que l’accomplissement de la dernière des mesures de publicité prévues fait courir le délai de cinq ans pendant lequel l’acte de notoriété mentionné à l’article 1er peut être contesté en application de l’article 35-2 de la loi du 27 mai 2009 ou de l’article 1er de la loi du 6 mars 2017.
Les pouvoirs publics espèrent ainsi que ce régime dérogatoire pourra, à un terme qui n’est pas encore bien appréhendé, aboutir à une relative normalisation du droit foncier dans les zones concernées.


(1)  Cass. 3 civ., 12 octobre 2011, QPC, n°11-40.055.
(2) L’article 2 de la loi du 6 mars 2017 a, par ailleurs, assoupli les règles de majorité requises par l’article 815-3 du Code civil pour l’accomplissement de certains actes effectués dans le cadre des indivisions constatées à la suite de la procédure de prescription acquisitive. La loi n°2018-1244 du 27 décembre 2018 a également entendu faciliter la sortie de l’indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer.
(3) Code civil, art. 2272, al. 1er: «Le délai de prescription requis pour acquérir la propriété immobilière est de trente ans».
(4) Code civil, art. 2261: «Pour pouvoir prescrire, il faut une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire».