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Reconstruction
Beyrouth: le port meurtri cherche un second souffle

Depuis la catastrophe d’août 2020, la capitale libanaise a été en grande partie reconstruite, à l’exception du port, principale infrastructure dévastée par l’explosion. Plusieurs projets cherchent à la réhabiliter. L’un des plus récents, présenté par la France, propose un réaménagement à court terme.
A Beyrouth, Muriel Rozelier | Le vendredi 6 septembre 2024
Vu du port de Beyrouth après l'effondrement de la partie nord des silos en 2021. © M. Tahtah / Getty Images Europe / Getty Images via AFP

ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE

Trois ans après la gigantesque explosion survenue au port de Beyrouth (1), le 4 août 2020, la capitale libanaise a presque retrouvé son visage. Quelque 235 personnes y avaient pourtant péri, 7.000 avaient été blessées et presque la moitié de la ville avait été détruite dans un rayon de 10km autour du port, épicentre de la déflagration. Seule la zone portuaire, qui couvre 1,2 million de mètres carrés, reste toujours comme au lendemain de la catastrophe (2). Rien n’a été fait pour réaménager une infrastructure pourtant «vitale pour l’économie du pays», par laquelle transitent 78% des importations (en volume) du pays, souligne Jad Tabet, ancien président de l’Ordre des architectes et des ingénieurs de Beyrouth.

Projets concurrents
Au fil des années écoulées, de nombreux projets internationaux ou locaux ont malgré tout été proposés: en 2021, un consortium de compagnies maritimes allemandes, dont Hamburg Port Consulting, a ainsi présenté un projet de quelque 30 milliards de dollars (27,5 milliards d’euros) sur vingt ans. Il s’agissait, d’une part, de réhabiliter les infrastructures portuaires existantes, d’autre part, de gagner des surfaces pour construire des logements sociaux et de nouveaux espaces publics. Trop ambitieuse pour un pays embourbé dans une crise économique depuis 2019, sans financement extérieur, la proposition est restée lettre morte. 
D’autres projets ont suivi. Parmi les plus récents, celui de la Banque mondiale. L’organisation internationale a récemment présenté un schéma directeur du port, qui en redistribue les activités, jusqu’ici concentrées dans la capitale, entre les grandes villes du pays: Beyrouth se spécialise ainsi dans les flux conteneurisés; Tripoli, deuxième port du pays, situé au nord, devient le leader de l’activité cargo (les marchandises en vrac); Saïda, au sud, se dédie à l’exportation des produits agricoles; et Zahrani, encore plus au sud, au gaz si la présence d’hydrocarbures au large des côtes libanaises vient à être prouvée. «Ce projet relaie le découpage communautaire et le projet de fédéralisme, que certains hommes politiques libanais voudraient voir mis en œuvre», dénonce l’architecte Hala Younes, d’autant que la multiplication des ports se révèlerait être une catastrophe écologique pour les côtes libanaises déjà passablement bétonnées et polluées. 

Zone sanctifiée
Aux yeux des autorités libanaises, cette proposition, qui demande de très lourds investissements, a surtout deux défauts majeurs: d’abord, elle restitue l’espace du deuxième bassin – le premier étant réservé à l’armée libanaise – à la ville, afin de créer une zone mixte (ville et port) où serait érigé un pôle de valorisation des ressources de la mer Méditerranée et des côtes libanaises; ensuite, l’étude prévoit une zone sanctifiée tout autour du cratère de l’explosion d’une circonvolution de 34m, aujourd’hui envahi par la mer, et des silos à grain (lire ci-dessous). La demande émane principalement des associations des familles de victimes, qui souhaitent y voir ériger un mémorial à la manière du dôme de Genbaku (Hiroshima) ou d’Oradour-sur-Glane où des bâtiments structurellement endommagés ont été maintenus pour garder la mémoire des événements atroces qui s’y sont déroulés. Les autorités libanaises, qui entravent déjà l’enquête judiciaire chargée de définir les responsabilités des uns et des autres dans l’explosion, ne veulent surtout pas en entendre parler. 
C’est précisément parce qu’elle évite ces chausse-trappes que la dernière étude en date, portée par la France, qui a mandaté les entreprises d’ingénierie Artelia et Egis ainsi qu’EDF (pour la partie photovoltaïque) a davantage de chances d’aboutir. «Nous avons identifié les travaux les plus urgents pour remettre le port de Beyrouth en état de marche dans sa totalité. Et ce, le plus rapidement possible sans obérer des développements ultérieurs qui pourraient définir le rôle du port de Beyrouth sur le plus long terme», résume François Sporrer, chef du service économique régional de l’ambassade de France au Liban. Les autorités libanaises, qui ont été consultées à chaque étape de la proposition, l’ont d’ailleurs bien accueillie. Fait notable, dans un pays où toute décision prend souvent plusieurs dizaines d’années à se concrétiser, l’étape préliminaire, qui consiste à débarrasser la zone portuaire des 30.000 tonnes de déchets liés à l’explosion, en particulier des déchets métalliques exportables, a débuté en juin et est sur le point de se terminer. 

Solarisation du port
Cette fois, l’investissement ne dépasse pas les 85 millions de dollars (77 millions d’euros). Ce qui permet d’envisager un financement local, grâce à une partie des recettes portuaires engrangées (150 millions de dollars – 137 millions d’euros – en 2023) tout au long des travaux prévus sur quatre ans. Pensés en trois grandes phases, ceux-ci débuteraient par le remblayage du cratère, la reconstruction des quais 9 et 10 endommagés, le dragage des bassins 3 et 4 et le réaménagement du port pour augmenter notamment les activités cargo dont au moins 50% ont été dispatchées au port de Tripoli depuis l’explosion. «Le nouveau quai numéro 9 qui s’étend sur 300m de long serait situé à 20-30m de l’ancien», détaille François Sporrer. Le coût de cette première phase est évalué à 32 millions de dollars (29 millions d’euros). Dans un deuxième temps, aurait lieu le réaménagement des portes d’accès. Certaines seraient même créées et l’une d’entre elles réservée exclusivement au passage de cargos, principalement ceux transportant des céréales et des véhicules. Les axes de circulation seraient également déviés vers l’extérieur afin de décongestionner le trafic routier, qui bloque aujourd’hui une sortie rapide des marchandises. Cette partie, estimée à 29 millions de dollars (26 millions d’euros), prévoit en outre la mise aux normes du réseau de récupération des eaux de pluie et des systèmes électriques obsolètes. Enfin, vraie originalité, viendrait la solarisation du port pour 13 millions de dollars (11 millions d’euros) avec l’installation de près de 74.000m2 de panneaux photovoltaïques sur le brise-lames, qui ferme la baie portuaire, ainsi que sur les ombrières du futur parking des cargaisons roro, imaginé pour accueillir 140.000 véhicules d’ici à 2040. Ces installations devraient produire 15MW, soit la quasi-totalité des besoins en énergie du port. 

Le blocage des silos
Reste un blocage de taille: le sort réservé au lieu de l’explosion stricto sensu, en particulier aux silos. Sur cette question, l’étude française botte en touche, suggérant simplement un lieu plus en amont du môle, sur lequel leur carcasse éventrée s’érige toujours, entre les bassins 2 et 3, afin de les reconstruire. Les 3.500 pieux de béton sur lesquels l’ouvrage prenait appui ont certes été fracassés au moment de l’explosion, qui les a «plastifiés», scindant le lien entre les pilotis et l’édifice lui-même, selon le rapport de la société d’ingénierie suisse Amann Engineering réalisé peu après le 4 août 2020, mais il serait malgré tout possible de le reconstruire sur la zone, en faisant pivoter les pieux de quelques degrés. «C’est une démarche techniciste qui se contente d’une simple remise aux normes», dénonce Jad Tabet. «Le port est un enjeu trop important pour la ville et le pays pour le laisser aux seules autorités, dont la responsabilité dans la catastrophe est notoire», conclut l’ancien architecte.  

(1) L’explosion est venue d’un entrepôt où étaient stockées des milliers de tonnes de nitrate d’ammonium.
(2) Lire aussi Géomètre n°2208, décembre 2022, page 48.


 


© A. Antipov / Adobe Stock

Les silos, emblème de la catastrophe: reconstruits ou rasés?

A Beyrouth, les silos à grains du port font l’objet d’une bataille entre les tenants de leur préservation et ceux pour leur démolition. Le 4 août 2020, ces 48 cylindres d’une cinquantaine de mètres de hauteur répartis sur trois rangées, dans lesquels les réserves stratégiques de blé du pays étaient stockées, ont absorbé une partie du choc, sauvant l’ouest de la capitale. Lourdement endommagé, l’ouvrage est désormais inutilisable. Ce, d’autant que sa partie nord s’est effondrée en 2021. Construit par la compagnie tchèque Průmstav, l’ouvrage, pour lequel 25.000m3 de béton ont été coulées, a été inauguré en 1970. Doté d’équipements automatisés, il était piloté depuis une salle des machines située à une soixantaine de mètres au-dessus du sol. A leur inauguration, ce sont les plus grands silos du Proche-Orient, le Liban ayant l’ambition de devenir un «hub» en matière d’exportations céréalières à destination de la région. Mais la guerre civile de 1975 y met un terme: les entrepôts sont vidés, certains incendiés et le port, situé à l’est, dans la partie chrétienne de la capitale, se retrouve au cœur des combats. Le quai 8, où accostaient les navires céréaliers, devient la cible de francs-tireurs de l’Ouest, qui parviennent en partie à le détruire, obligeant les équipes à décharger les cargaisons dans des camions avant de les transborder dans les silos. Les combats continuant, celles-ci sont ensuite débarquées sur le quai 9 derrière les silos, dont la masse protège la vie des employés. «On s’activait pour démonter les déchargeurs des portiques du quai 8 et les installer sur des plateformes roulantes prêtées par le port. C’est ainsi qu’on arrivait à décharger ces navires et à ravitailler la zone alors sous blocus», se souvient l’ancien directeur des silos, Jean Touma, dans le quotidien local L’Orient-Le Jour. A force cependant, des tirs de mortiers et d’obus endommagent la tour des machines, où se situent les élévateurs, et les cellules de stockage. A la fin de la guerre civile en 1990, la gestion des silos est confiée au ministère de l’Economie, qui ordonne une commande de 200.000 tonnes sur trois mois. Problème: les cellules, côté ouest, sont inutilisables du fait de tirs répétés qui en ont percé les parois. «Les cellules étaient remplies de blé jusqu’à hauteur des trous. Des techniciens de l’entretien descendaient par treuil à l’intérieur des cellules, arrivaient au blé et procèdaient au colmatage», relève-t-il. Ce n’est qu’en 1997, au moment où l’édifice est réhabilité et ses capacités augmentées, que l’étrange ballet cessera.