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Gemapi
Gestion des digues: les collectivités au pied du mur

Le transfert de gestion des digues domaniales de l’Etat aux intercommunalités est effectif depuis le 29 janvier 2024. Un passage de relais qui ne va pas sans heurts. Les collectivités pointent une impréparation de l’Etat mais aussi des moyens financiers insuffisants. Alors que les besoins augmentent dans un contexte de réchauffement climatique.
Sophie Le Renard | Le lundi 4 mars 2024
Les collectivités peuvent bénéficier du fonds Barnier à hauteur de 80% des dépenses d’entretien des digues. Mais certains élus militent pour une compensation à 100%. © T. Kimura / iStock

ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE

Le transfert de la gestion des digues domaniales de l’Etat aux intercommunalités ayant une compétence de gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations (Gemapi) qui est intervenu officiellement le 29 janvier 2024 (1), a irrité de nombreux acteurs des collectivités territoriales. «Alors que les risques d’inondation mettent en péril nos territoires, ce contexte exige une meilleure coordination entre Etat et intercommunalités. Les communautés de communes, d’agglomération, urbaines et métropoles couvrent l’ensemble du territoire français et sont toutes compétentes en Gemapi», a ainsi souhaité rappeler l’association Intercommunalités de France, qui revendique 1.000 collectivités adhérentes. Face à ce qui est considéré comme une impréparation de la part de l’Etat et un manque de souplesse pour faire évoluer le calendrier, David Lisnard président de l’Association des maires de France (AMF), a écrit au mois de décembre dernier à Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique. Il qualifiait de «passage en force» ce transfert et souhaitait «à ce stade inclure la présence de clauses de revoyure dans les futures conventions – voire d’envisager par voie législative un moratoire qui permettrait de faire le point sur l’état des transferts sans remettre en cause les conventions déjà signées». A ce jour, il n’a pas été entendu.

Pas de vision claire 
C’est la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dite «Maptam» de 2014 (lire ci-desous) qui avait fixé ce calendrier. Le Conseil national d’évaluation des normes (Cnen) dont la mission est d’évaluer les normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics avait, lui, émis un avis défavorable à ce transfert de gestion, pointant qu’«aucun recensement n’a en particulier été réalisé depuis 2014, ce qui ne permet pas d’avoir une vision claire des ouvrages concernés ni de prendre connaissance des éventuelles disparités territoriales». En effet, les chiffres avancés varient entre 1.000 et 1.500km quant à ce que pourraient représenter ces ouvrages, sans connaissance précise de leur état. Selon le Cnen, une mission de diagnostic de ces ouvrages représenterait un coût d’un milliard d’euros. En cas de désaccord de l’intercommunalité avec l’Etat, le transfert de gestion reste néanmoins effectif, mais sans moyens! En effet, les collectivités qui pourraient contester la prise en charge des digues domaniales, se verraient retirer l’accès à l’aide bonifiée du fonds Barnier à hauteur de 80% des dépenses en direction de ces ouvrages. Les collectivités qui ont accepté ce transfert pourront bénéficier de ces fonds jusqu’au 31 décembre 2035. L’Etat prévoit aussi une compensation financière appelée «soulte» pour la mise en conformité de certaines digues. Les collectivités devront, sans doute, augmenter la taxe Gemapi instaurée en 2018 et payée par les contribuables pour la gestion courante des digues.

Enjeux d’aménagement du territoire
Il est pour l’heure impossible de connaître le nombre d’intercommunalités officiellement opposées à ces nouvelles compétences. «Aujourd’hui, le recensement de l’état des travaux à engager ainsi que leur chiffrage n’est pas complet. Mais surtout, il manque des financements, car la prise en charge de ces ouvrages est très coûteuse. Ces fonds ne concernent par ailleurs que des investissements destinés à des travaux de rénovation des digues domaniales et non à leur fonctionnement. Enfin, ces ouvrages englobent des enjeux d’aménagement du territoire qui excèdent la compétence des intercommunalités», considère Oriane Cebile, conseillère eau, climat, énergie et biodiversité pour Intercommunalités de France. Dans un contexte de réchauffement climatique, les collectivités insistent sur le fait qu’elles ne pourront porter seules les dépenses nécessaires pour protéger les territoires des inondations en milieu littoral, des submersions marines ou de l’érosion des digues. «Mais l’érosion n’est pas considérée comme un risque et ne fait donc pas partie des financements actuels», déplore-t-elle. Xavier Dupont, maire de Rillé (Indre-et-Loire) et président de la communauté de communes Touraine Ouest Val de Loire (38 communes, 35.000 habitants), pointe lui aussi des incohérences mettant en jeu «la sécurité de la population». «Comme il s’agit d’un transfert de gestion et non de compétence, l’Etat reste propriétaire mais nous confie toutes les responsabilités et cela sans moyens financiers supplémentaires. S’y ajoute la responsabilité pénale du président de l’EPCI si une inondation découle d’un mauvais entretien des digues. Cela explique aussi la forte inquiétude des élus.» 

Programmation de travaux sur vingt ans
Sur leur territoire, en bord de Loire, 60 intercommunalités ont travaillé ensemble depuis 2016, en élaborant un projet d’aménagement et d’intérêt commun, équivalent d’un schéma de gestion des digues. «Cela a permis d’identifier les linéaires de digues, domaniales et non domaniales, et un niveau de protection moyen mais aussi de pouvoir extrapoler les besoins en investissement et en fonctionnement. Nous avons ainsi disposé d’une base de travail commune entre intercommunalités, puis d’une base de négociation avec l’Etat» détaille-t-il. Ce projet d’aménagement d’intérêt commun (Paic) pour la gestion des infrastructures de protection contre les inondations sur le bassin de la Loire et ses affluents, validé en 2021, a identifié un besoin de 350 millions d’euros pour une programmation de travaux sur vingt ans. «Et il s’agit d’une estimation basse! Concernant le fonctionnement, l’estimation, basse là aussi, s’élève à 2.500 euros par kilomètre, et cela sans aucune compensation de l’Etat ni transfert de personnels. Et la seule réponse est toujours de renvoyer sur la taxe Gemapi», s’alarme l’élu, qui milite pour une compensation financière à hauteur de 100% en investissement et en fonctionnement.  

(1) Lire aussi Géomètre n°2216, septembre 2023, page 40.



Les étapes du transfert des digues domaniales de l’Etat aux intercommunalités

C’est le 29 janvier 2024 qu’a été acté le transfert de gestion des digues domaniales de l’Etat aux intercommunalités ayant une compétence Gemapi. L’article 59 de loi «Maptam» de 2014 stipulait que l’Etat et les collectivités avaient 10 ans pour arriver à ce résultat. Le 23 novembre 2023, le ministère de la Transition écologique a publié deux décrets précisant les contours de ce transfert, soit deux mois à peine avant ce saut vers l’inconnu, comme l’ont rappelé des élus et leurs associations représentatives. De plus, si les collectivités n’acceptaient pas ce transfert, l’Etat passait en force, sans accompagnement financier. «Mais les intercommunalités ont une compétence Gemapi depuis janvier 2018 et ont donc en charge un certain nombre d’ouvrages depuis cette date. Elles ont initié des études, mis en place une gouvernance adaptée avec des syndicats mixtes mais aussi organisé des équipes en interne pour gérer cette compétence», détaille Oriane Cebile, conseillère sur ces questions pour Intercommunalités de France. Dans ce calendrier si particulier, les collectivités vont devoir engager d’autres études, trouver un assistant à maitrise d’ouvrage mais aussi obtenir des autorisations administratives, qui peuvent prendre entre deux et cinq ans.