Transport
Le téléphérique urbain doit faire ses preuves
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
Medellin, ça vous dit quelque chose? Les plus anciens citeront spontanément le narcotrafiquant Pablo Escobar et le cartel portant le nom de cette métropole colombienne de 4 millions d’habitants, située dans une vallée andine à 1.500 mètres d’altitude. Mais pour les spécialistes du secteur des transports, consultants, élus ou opérateurs, Medellin, c’est tout autre chose. Alors que le cartel a été démantelé il y a plus de trente ans, la ville est devenue la capitale du téléphérique urbain, avec un réseau de six lignes de «métrocable», comme on l’appelle, qui desservent les quartiers situés sur les hauteurs, traditionnellement plus pauvres que ceux du fond de la vallée. Les tronçons de téléphérique, reliés au réseau du métro et du bus, ont fini par revaloriser les prix de l’immobilier dans les quartiers populaires.
Cela fait longtemps que le «téléphérique de Medellin» est cité, avec un brin d’envie, dans les colloques consacrés aux transports urbains. Les principaux constructeurs, l’italien Leitner, le Français Poma, l’Autrichien Doppelmayr et le Suisse Garaventa, ces deux derniers unis dans une même holding, cherchent à convaincre les collectivités du bien-fondé de leur technologie pour transporter des citadins, y compris sur des surfaces planes. Il est vrai que leur marché originel, la desserte des pistes de ski en montagne, a atteint ses limites.
En France, les années 2020 se révèlent prometteuses. A Saint-Denis de La Réunion, depuis mars 2022, une ligne relie en cinq tronçons le quartier populaire du Chaudron à l’université et à deux quartiers des «hauts». Toulouse, deux mois plus tard, a inauguré une liaison entre un oncopole situé sur la rive gauche de la Garonne, au sud de la ville, et une université, sur la rive droite, en passant par un hôpital. Début septembre, un «ascenseur valléen», un funiculaire, a été ouvert entre la gare du Fayet (Haute-Savoie) et le village de Saint-Gervais-les-Bains, situés dans la même commune, mais qui n’étaient jusqu’alors reliés que par la route. Un téléphérique est en cours de construction à Ajaccio. Enfin, d’ici la fin 2025, le câble C1, selon la nomenclature francilienne, courra entre la station de métro Pointe-du-Lac à Créteil (Val-de-Marne) et des villes situées plus au sud, séparées par une voie rapide et une voie ferrée, des «coupures urbaines».
Un flux régulier à 20km/h
Ces nouveaux marchés donnent l’occasion aux constructeurs et aux opérateurs, invités le 17 septembre dernier à une conférence organisée par le magazine Ville, rail et transport, de vanter un mode de transport «durable» et «performant». Le téléphérique aligne ses arguments. Chef de projets «transports urbains» pour l’entreprise d’ingénierie Egis, Bruno Flumey indique qu’un câble peut transporter «3.000 personnes par heure dans chaque direction, à une vitesse supérieure à 20km/h». La régularité du flux représente un atout ainsi, bien sûr, que la capacité à «désenclaver» un quartier isolé par la géographie. Et pas seulement en montagne: «on peut franchir des barres d’immeubles», souligne Bernard Teiller, président de l’autrichien Doppelmayr pour la France. Le constructeur insiste sur la propulsion électrique, «écologique», et le caractère «économique, en investissement comme en exploitation». Sans oublier que le câble, en ville, enchante ses usagers. Benjamin Fauchier-Delavigne, directeur des affaires publiques du français Poma, décèle «une fierté» des habitants de Saint-Denis de La Réunion.
Toutefois, reconnaît Bernard Teiller, le téléphérique présente «un inconvénient», a priori rédhibitoire pour un transport urbain: les virages sont impossibles. Pour changer de direction, comme à La Réunion ou dans le Val-de-Marne, il faut construire une ou plusieurs stations intermédiaires. Par ailleurs, l’infrastructure se heurte aux réticences des riverains qui vivent à proximité. Pour les rassurer, les architectes sont priés de construire des pylônes au design épatant. Alors que d’autres modes de transport, à commencer par le métro dit «aérien», offrent aussi des vues plongeantes sur les intérieurs, l’«intrusion visuelle» du téléphérique provoque une crispation particulière, admet Bernard Teiller, qui préconise, là où c’est possible, la plantation de «rideaux d’arbres» afin de cacher des habitations. Dans le C1, pour ne pas se montrer indiscrets, les voyageurs devront rester assis, et le bas des cabines sera opaque. Dans le téléphérique de Brest, qui franchit depuis 2016 la rivière Penfeld, une vitre s’opacifie au moment où pourrait se dévoiler une vue sur des installations militaires.
Lorsqu’on est habitué à survoler les barres rocheuses et les sapins enneigés, il faut un certain effort mental pour se représenter un voyage en téléphérique urbain. Même si la technologie est identique, ce n’est pas tout à fait le même mode de transport. Contrairement aux sportifs aguerris qui, chaussures de ski aux pieds, pénètrent sans effort dans une cabine brinquebalante, certains voyageurs urbains affichent leur âge et leurs raideurs. A l’arrivée en station, le mouvement du dispositif doit être ralenti au maximum. Les assises sont soignées, les cabines équipées de caméras, d’écrans d’information et d’un éclairage adapté. D’un bouton, les passagers peuvent joindre à tout moment le personnel. L’accès aux stations se fait par des pentes douces qui contrastent avec les escaliers gelés, communs en haute altitude. Par ailleurs, la maintenance est plus exigeante: si les cabines de montagne fonctionnent huit heures par jour, leurs cousines citadines circulent de 5h à minuit.
Une fréquentation décevante
Au moment où les futurs candidats aux élections municipales de 2026 cherchent un marqueur pour impressionner l’opinion, les industriels entrent en campagne. «Créteil va changer la donne», espère Benjamin Fauchier-Delavigne, chez Poma. En France, pays centralisé, l’impact d’une innovation est plus important lorsqu’elle s’implante en Ile-de-France qu’à «Toulouse ou La Réunion», admet-il. Cependant, le téléphérique urbain ne convainc pas encore tout à fait. Depuis une vingtaine d’années, de nombreux projets ont été abandonnés, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), Givors (Rhône), Grenoble ou encore Orléans. Les deux exemplaires en circulation en France métropolitaine ne correspondent pas exactement au «transport du quotidien» promis par les opérateurs. Entre les rives de la Penfeld, le téléphérique accueille, selon la métropole de Brest, 800.000 passagers par an, davantage l’été et l’après-midi, signe d’un tropisme touristique. Curieusement, le câble ne circule pas le lundi avant 11h, au contraire d’un métro ou d’un tramway, qui ne saurait priver ses voyageurs aux heures de pointe. Cette particularité horaire s’explique: le téléphérique ne dessert pas des quartiers d’habitation, mais essentiellement une médiathèque qui est fermée le lundi.
A Toulouse, le téléphérique a moins de succès qu’attendu. «On est en deçà de 10 à 15% par rapport aux prévisions», admet Benjamin Fauchier-Delavigne, chez Poma, qui a construit l’infrastructure. Ce déficit, attribuable, selon lui, «au télétravail», devrait s’estomper avec «le doublement de la surface de l’oncopole et la construction de logements». Signe que le téléphérique constitue certes une offre supplémentaire de transport, mais ne répond pas nécessairement à une demande existante.
Quelle place dans la ville?
Parmi les «avantages» du câble C1 dans le Val-de-Marne, Benjamin Croze, chef du département des projets de surface chez Ile-de-France mobilités, estime que celui-ci «ne provoque pas de baisse de capacité» des voies routières situées juste en-dessous. De même, lors des travaux, «on paralyse très peu la vie urbaine», signale Bernard Teiller, chez Doppelmayr. Le téléphérique passe au-dessus des voitures et n’entrave pas la circulation motorisée. Or, justement, c’est l’un des objectifs assignés au tramway ou au bus circulant dans un couloir dédié: limiter l’attractivité de la voiture individuelle par rapport au transport collectif. Pour le dire autrement, les constructeurs de téléphériques vantent leur mode de transport, parce qu’il ne prend pas d’espace à la voiture, ce qui est l’exact inverse de l’objectif affiché par les grandes villes depuis une trentaine d’années.