Avis d’expert
«Le département pourrait devenir une coquille vide»
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
Que faut-il attendre de la mission «décentralisation» confiée à Eric Woerth?
Sébastien Bourdin: Il est encore difficile de cerner l’ambition que souhaite donner Emmanuel Macron à cette mission, même si la lettre de cadrage évoque la réduction du nombre de strates décentralisées, «aujourd’hui trop nombreuses». Dans ce contexte, on peut penser que la strate la plus en danger reste le département. Depuis la loi Notre de 2015 (1) et la suppression de la clause générale de compétence, cette collectivité n’est en fait plus qu’un guichet social. Ce pourrait donc être une strate en sursis, même si Eric Woerth s’est déjà défendu de viser sa suppression.
Une telle suppression supposerait une réforme constitutionnelle, politiquement intenable en l’absence de majorité au Parlement... Est-elle réellement envisageable?
S.B.: Sans supprimer directement l’échelon territorial, des stratégies peuvent être mises en place pour affaiblir les départements, en leur retirant leurs moyens et budgets, en transférant leurs compétences aux intercommunalités, par exemple. Ce risque de devenir une coquille vide est réel: il ne nécessiterait pas de réformer la Constitution. Ce serait une façon détournée de procéder, mais avec un résultat identique.
Sébastien Bourdin
«Bercy serre la vis partout, la baisse des dotations de l’Etat aux collectivités se poursuit, alors qu’elles sont le premier investisseur public du pays. La réforme de 2015 les a obligés à revoir leurs dépenses de fonctionnement.»
Pourquoi le département est-il toujours visé en premier dans le mille-feuille territorial?
S.B.: Le département est un échelon historique qui parle aux Français, mais peu en connaissent vraiment les compétences. Un transfert de ces compétences aux intercommunalités pourrait passer inaperçu. De son côté, la région est un échelon stratégique qui décline la politique nationale au niveau local. Quant aux communes, il s’agit d’un échelon important, mais beaucoup de leurs compétences sont désormais transférées aux intercommunalités, devenues «XXL» avec la loi de 2015.
Le gouvernement promet une grande loi de décentralisation au premier semestre 2024, quel pourrait en être le sens?
S.B.: L’Etat est dans une forme de schizophrénie en la matière: la volonté d’aller vers plus de décentralisation se heurte à celle d’être toujours plus central. Si les régions et les intercommunalités, de par leur compétence en matière de développement économique, ne devraient pas être affectées, qu’en sera-t-il des départements – voire des communes – dans vingt ans? Il est difficile de faire de la politique-fiction sur un sujet aussi complexe. Mais on observe, depuis la loi de 2015, une logique, celle des économies d’échelles: on donne globalement plus de pouvoirs aux strates infra, sans les moyens qui vont avec. Bercy serre la vis partout, la baisse des dotations de l’Etat aux collectivités se poursuit, alors qu’elles sont le premier investisseur public du pays. La réforme de 2015 les a obligées à revoir leurs dépenses de fonctionnement. La suite pourrait être l’élection au suffrage universel direct des présidents d’intercommunalités.
Mais, là encore, cette réforme serait sans doute empêchée par le Sénat, qui représente les territoires et défend la décentralisation des lois originelles de 1982 et 1983(2).
(1) Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.
(2) Loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions; loi n°83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l'Etat, dite «loi Defferre».