Exercice de la profession
«Un droit plus clair et plus intelligible»
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
Pourquoi fallait-il réformer le mode d’exercice des professions libérales réglementées (PLR)?
Bastien Brignon: Les raisons principales avancées par les pouvoirs publics étaient au nombre de deux. D’abord, il s’agissait d’avoir un droit plus clair et plus intelligible. Le droit régissant les PLR est en effet un droit éminemment technique et difficile à maîtriser, même parfois pour les spécialistes. L’idée a donc été de faire une réforme à droit constant, c’est-à-dire sans modifier l’existant mais en réécrivant la loi de manière plus claire dans le cadre d’un texte plus unifié que ce qu’il était.
Par exemple, pour les géomètres-experts, il existait des sociétés civiles professionnelles, des sociétés d’exercice libéral et des sociétés de droit commun, chaque structure dépendant d’un texte particulier. L’intention était donc de tout mettre à plat et de tout rassembler dans un texte unique. Aujourd’hui, on peut dire que cet objectif a été atteint: nous avons un corpus de texte unique, qui est l’ordonnance du 8 février 2023. La deuxième raison résultait d’une volonté d’améliorer la compétitivité de nos structures, notamment dans un cadre d’européanisation voire de mondialisation, et de répondre à leurs besoins de financement en assouplissant leur fonctionnement et en favorisant leur développement.
Pour certaines professions, les changements sont substantiels. Par exemple, pour les avocats...
B.B.: La réforme a été conçue en réfléchissant par famille de professions: professions de santé, professions juridiques et judiciaires (avocats, notaires, commissaires de justice, etc.) et professions techniques et du cadre de vie, dont font partie les géomètres-experts. Les avocats ont été largement consultés concernant les professions du droit, mais il est vrai qu’ils ont été impactés, comme toutes lesdites professions, par la question des sociétés de droit commun. En l’occurrence, ces dernières, qui avaient été ouvertes aux avocats et aux autres professions juridiques et judiciaires en 2015 (par la loi Macron), ne leur seront plus accessibles et les existantes seront désormais assimilées aux sociétés d’exercice libéral.
En revanche, les géomètres-experts, comme d’ailleurs les experts-comptables et les autres professions dites techniques, pourront conserver leurs sociétés de droit commun. Cette ordonnance ne devrait donc pas trop bouleverser leurs pratiques en la matière, ce qui est une bonne nouvelle.
Bastien Brignon
«La profession avec laquelle ce type d’association pourrait être la plus évidente pour les géomètres-experts, c’est celle de notaire.»
Concernant les géomètres-experts, de nouvelles possibilités sont ouvertes. Quelles sont-elles?
B.B.: L’ordonnance ouvre l’accès à la société pluriprofessionnelle d’exercice (SPE) [voir Géomètre n°2215, juillet - août 2023, page 52, Ndlr], qui permet d’associer dans une société d’exercice plusieurs professionnels de professions différentes. Avec cette nouvelle réforme, les géomètres-experts peuvent s’associer avec des professions du droit et des professions techniques limitativement énumérées. De mon point de vue, la profession avec laquelle ce type d’association pourrait être la plus évidente pour les géomètres-experts, c’est celle de notaire, avec lesquels il existe des synergies. Autre nouveauté, l’ouverture également au niveau d’une holding, les fameuses SPFPL [lire page 38], qui elles aussi pourront rassembler plusieurs professions distinctes (dans un schéma capitalistique). Il y a toutefois un point important à surveiller: le fait de pouvoir s’associer dans une SPE a été semble-t-il bien accueilli, mais le vrai sujet de la SPE est finalement celui de l’exercice professionnel et de la présence effective. En effet, quand on s’associe à une autre profession, il y a deux possibilités: soit une association au sein d’une même société en permanence, soit une association à temps partiel. Un géomètre-expert pourrait ainsi continuer à travailler dans sa société d’origine la moitié de la semaine, et décider également, l’autre moitié de la semaine, de travailler dans une SPE aux côtés de notaires par exemple: le géomètre-expert aurait ainsi un double exercice. C’est sans doute la clé du succès de la SPE mais est-ce compatible avec la notion fondamentale de la présence effective qui ressort de la loi de 1946? C’est toute la question.
Enfin, passer en SPE impliquera aussi de nouvelles obligations.
Lesquelles? Pouvez-vous nous les détailler?
B.B.: Ces nouvelles contraintes ne seront en fait pas si fortes que cela. Il s’agit de mesures importées en partie du domaine des professions de santé, comme celle de communiquer au Conseil de l’Ordre les pactes d’associés, mais seulement pour la partie relative aux dirigeants. Cette mesure vise à vérifier l’indépendance des professionnels en observant leur gouvernance. Il s’agit ni plus ni moins que de faire en sorte que le professionnel transmette les documents administratifs attestant de son indépendance. Il faudra également transmettre, annuellement, la composition du capital et des droits de vote, avec une version à jour des statuts. Le décret d’application relatif à cette mesure pourrait limiter cette obligation seulement aux modifications statutaires ainsi qu’à la liste des associés. A noter que la même obligation de reporting a été prévue pour les SEL et SPFPL, mais visiblement pas pour les sociétés de droit commun.
En quoi consistent les définitions de «professionnel exerçant» et de «personne européenne» définies par l’ordonnance?
B.B.: L’une des forces de cette ordonnance, c’est qu’elle procède à des définitions très précises, un peu à l’image de ce qu’on fait dans les termes du préambule d’un contrat. La première définition donnée concerne par exemple les professionnels libéraux et réaffirme leur indépendance. Est également apparue avec l’ordonnance cette nouvelle notion de «professionnel exerçant», qui est obligatoirement une personne physique. Un géomètre-expert exerçant est donc quelqu’un qui exerce la profession, quelle que soit la manière dont il l’exerce, en tant qu’individuel, salarié ou associé. Or, les structures d’exercice, qui sont des personnes morales, sont aussi des professionnels exerçants. Le texte a donc volontairement exclu les personnes morales de son champ d’application. L’idée est clairement de protéger la profession et son indépendance. La deuxième nouveauté concerne la «personne européenne». Il s’agit là de se prémunir contre les difficultés qui pourraient être posées par l’association de géomètres-experts de pays européens différents qui ne répondraient pas à la même réglementation, par exemple en matière de composition du capital. Cette ouverture vers l’Europe doit disposer de garde-fous, et demandera sans doute à être étoffée à l’avenir.
Les géomètres-experts doivent-ils être attentifs à d’autres implications de cette réforme?
B.B.: Outre cette ordonnance, les géomètres-experts doivent surveiller avec attention la jurisprudence relative aux holdings et aux dividendes que leur versent les structures d’exercice: si, par principe, l’Urssaf et la Cipav n’appellent pas de cotisations sur ces sommes (puisque ne relevant pas de l’exercice professionnel), une décision du 19 octobre 2023 de la Cour de cassation jette le trouble, même si l’on doit pouvoir estimer qu’il ne s’agit que d’une décision d’espèce non généralisable. Dernier point: les déclarations de revenus pour l’année prochaine. Une récente réforme semble obliger les géomètres-experts, même en société, à déclarer leurs revenus en bénéfices non commerciaux (BNC), comme s’ils exerçaient en individuel. Il ne faut pas s’en émouvoir outre mesure, car ce «BNC» est seulement déclaratif. Surtout, la question posée est celle de son champ d’application: si, pour les associés de SEL, la réforme paraît inéluctable, pour les associés de sociétés de droit commun rien n’est moins sûr. Les spécialistes sont divisés. Il faudra suivre l’évolution de cette question.
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Retrouvez ces articles et l’ensemble du dossier consacré à l’exercice de la profession dans le magazine Géomètre n°2227, septembre 2024, en consultant notre page « Le magazine ».