Reportage
Alcatraz, l’évasion numérique
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
C’est un lieu mythique de la baie de San Francisco, célèbre pour avoir vu passer les plus redoutables criminels et gangsters américains, d’Al Capone à George «Machine Gun» Kelly; un enfer carcéral dont seuls parvinrent à s’échapper le 11 juin 1962 Frank Morris (incarné en 1979 par Clint Eastwood dans le film L’Evadé d’Alcatraz) et ses complices les frères Anglin, présumés morts noyés. L’île d’Alcatraz et son ancien pénitencier fédéral de haute sécurité constituent désormais un haut lieu touristique, qui attire chaque année plus d’un million de visiteurs. Cet environnement hors norme a inspiré à l’Américain Pete Kelsey un projet un peu fou: la création d’un jumeau numérique de la prison la plus célèbre du monde. Pour y parvenir, il a embarqué dans cette aventure de nombreux partenaires, lesquels ont reçu pour tout salaire le privilège de camper dans des cellules désaffectées!
Permis et autorisations
L’homme n’en est pas à son coup d’essai. Etablie à Seattle, son entreprise VCTO Labs s’est fait connaître en utilisant la modélisation 3D au service de grands projets de valorisation du patrimoine. Depuis une dizaine d’années, il entretenait un rêve: numériser un parc national en entier. «J’ai beaucoup travaillé avec le service des Parcs nationaux [NPS] et je souhaitais lui donner de mon temps et de mon expertise sur un nouveau projet, raconte-t-il. Alcatraz était un candidat parfait car la taille du site – environ 22 acres [9ha] – était adaptée et qu’il y avait un réel besoin, l’île étant soumise aux risques dus à l’élévation du niveau de la mer liée au changement climatique.» Ouverte en 1934, la prison a fermé ses portes le 21 mars 1963 et, depuis 1972, «le Rocher» est intégré à la zone de loisirs nationale du Golden Gate géré par le NPS. Celui-ci a été séduit par l’idée de disposer d’une cartographie 3D documentant avec précision chaque recoin de l’île et chaque bâtiment, ce qui va lui permettre de mieux gérer ce parc national et d’étudier les impacts du changement climatique, du tourisme de masse et de l’activité sismique (l’île est située juste sur la faille de San Andreas). Le projet a été mis sur les rails en janvier 2023. «Il a ensuite fallu neuf mois pour obtenir les permis nécessaires», commente Pete Kelsey.
Pete Kelsey pose devant un drone au cœur de la prison. © VCTO Labs LLC
Alacatraz tire son nom des pélicans qui peuplaient l’île lors de sa découverte en 1775 (alcatraces en espagnol ancien) et reste un sanctuaire qui abrite plusieurs espèces protégées d’oiseaux. Il fallait donc attendre que les jeunes quittent le nid pour intervenir. Des autorisations spéciales étaient aussi nécessaires pour survoler le site avec des drones. Ces permis en poche, le spécialiste a fait appel à son réseau. Son pari était de réunir la plus grande variété possible de technologies. «L’utilisation de différentes plateformes devait permettre d’accéder à tous les espaces en seulement trois semaines, explique-t-il. Aucun capteur ne pouvait tout faire.» Une vingtaine de sociétés a répondu présent – un vrai tour de force, quand on sait que chacune a mis à disposition gracieusement son matériel, ses logiciels et ses services! «Aucune société n’aurait pu intervenir seule avec de tels moyens, remarque Geoffrey Helluin, envoyé par la société canadienne Unmanned Aerial Services. C’était une superbe expérience! Pour une fois, nous étions réunis autour d’un même but au lieu d’être en compétition.»
Début décembre 2023, l’équipe prenait ses quartiers sur l’île. «Nous faisions face à plusieurs défis, une contrainte majeure étant de ne pas perturber l’expérience des touristes», indique Pete Kelsey. Les conditions météorologiques difficiles ne favorisaient pas le travail des drones. «Quand j’étais sur le ferry, j’ai commencé à devenir nerveux en voyant le château d’eau et la hauteur du phare», indique Bobby Valentine, chargé des acquisitions avec le drone E-Bee X d’AgEagle. «Le défi majeur était d’atterrir au-dessus de l’eau dans une zone confinée.» Les murs de la cour et la haute culée artificielle, les grands arbres et les décombres parsemant l’île constituaient autant d’obstacles à prendre en compte. Les exercices des garde-côtes et le trafic aérien compliquaient encore les relevés aériens.
Les fantômes des criminels
L’intérieur de la prison, lui, offrait un dédale de cours, d’allées, de cellules et d’escaliers complexe à numériser, sans oublier l’hôpital, la cuisine, la cafétéria ou la morgue. «D’autres zones étaient interdites en raison des risques de contamination, notamment des poudrières, la centrale électrique et une conduite d’égout, toutes datant de 100 à 150 ans ou même de la guerre civile», ajoute Pete Kelsey. Les nombreuses portes verrouillées posaient aussi problème... Jusqu’à ce que l’équipe se voit remettre une clé en laiton géante faisant office de passe!
Pour tenir les délais, une équipe de sept personnes a obtenu l’autorisation de dormir dans des cellules du bloc D, quitte à cohabiter avec les fantômes des criminels... «C’était un peu effrayant d’être seuls dans le pénitencier, rapporte Pete Kelsey. Chaque son était amplifié par le béton et l’acier. L’un de nous a passé une nuit dans la salle des photos. Le lendemain matin, il a dit qu’il n’y retournerait pas, car il y avait des bruits de personnes se déplaçant à l’étage du dessus – il a même entendu jouer du piano!» Les conditions du camping étaient sommaires: des sacs de couchage, des moustiquaires achetées au lendemain d’une première nuit à se faire dévorer vivants par les insectes, des toilettes collectives en guise d’installations sanitaires, de la nourriture déshydratée...
«Nous avons étudié chaque espace de l’île [lire ci-dessous] à quelques exceptions près. Grâce au réseau de 70 points de contrôle au sol que nous avons établi, la précision était de 1 à 3cm», se félicite Pete Kelsey. La numérisation a révélé quelques détails fascinants, comme les graffitis laissés par les Amérindiens et par les détenus, ou l’inscription originale au-dessus de la porte d’entrée. Le modèle 3D devrait servir de référence pour toutes les études futures. «Le NPS va l’utiliser pour identifier et gérer les changements causés par l’élévation du niveau de la mer et le changement climatique. Je m’attends aussi à ce que nos données soient employées pour la rénovation et la maintenance, pour les opérations de sécurité et de sûreté et pour le tourisme virtuel.»
Déploiement exceptionnel de technologies
L’e-Bee X était équipé du double capteur Duet M, composé du capteur de photogrammétrie Soda et du capteur multispectral Sequoia+, l’imagerie multispectrale étant demandée par les botanistes et les archéologues du parc. «Tout le monde connaît l’époque carcérale, mais peu savent qu’Alcatraz a abrité des Amérindiens pendant des millénaires, qu’il s’agissait d’un fort militaire et d’une prison militaire. Nos données aident à mettre en lumière toutes ces couches d’histoire», remarque Pete Kelsey. Des drones multirotors ont également été employés pour les acquisitions aériennes photogrammétriques et lidar. Au sol, deux scanners mobiles Hovermap ST-X du fabricant Emesent ont offert la rapidité et la souplesse requises pour scanner tous les bâtiments. «L’Hovermap a aussi été monté sur Spot, le chien robot de Boston Dynamics, qui a été utilisé dans le bâtiment 64 comportant les anciennes unités d’hébergement pour les gardes et leurs familles, contaminé au plomb et à l’amiante», précise Jeremy Sofonia, envoyé sur place par la société australienne. Une caméra GoPro associée à un dispositif d’éclairage était prévue pour coloriser le modèle 3D.
Les conditions météo difficiles sur la baie de San Francisco n’ont pas facilité le travail des drones. © VCTO Labs LLC
4To de données
De plus, un scanner Riegl VZ600i a permis de réaliser quelque 500 scans terrestres géoréférencés, des acquisitions longue portée étant réalisées à l’aide du modèle VZ 2000i. En cours de mission, Unmanned Aerial Services a aussi offert ses services pour explorer certains espaces dangereux avec l’Elios 3, un drone d’inspection doté d’une cage de protection fabriqué par Flyability. «Nous avons pris la décision le dimanche et le mardi, j’étais à San Francisco, rapporte Geoffrey Helluin. J’ai scanné une ancienne réserve de munitions en sous-sol qui présentait un risque d’accumulation des gaz, un tunnel de service et deux citernes souterraines. Mais aussi un gros bâtiment qui a abrité des ateliers de travail, dont les escaliers rongés par la rouille ont disparu.» Au bout du compte, ce sont plus de 4To de données qui ont été post-traitées et fusionnées à l’aide d’un super calculateur mis à disposition par AMD.