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Montée des eaux
La Méditerranée menace les zones humides

Le niveau de la mer Méditerranée augmentera plus que prévu, concluent des chercheurs. La menace plane sur les zones humides, véritables tampons entre les flots et les terres, qui risquent de disparaître.
Marti Blancho | Le lundi 8 juillet 2024
Les digues des Saintes-Marie-de-la-Mer avec la Camargue en arrière-plan. © Didier / Adobe Stock

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Depuis des millénaires, elle a vu croître et mourir des empires, se mélanger des cultures et partir en fumée des bibliothèques légendaires. La Méditerranée, véritable carrefour liquide, pourrait bien engloutir une partie des cités qu’elle a vu naître. De la vallée du Nil au détroit de Gibraltar, la mer «au milieu des terres» ne cesse de monter sous l’effet du réchauffement climatique. Populations, infrastructures et écosystèmes côtiers sont tous concernés par cette hausse du niveau de la mer.
Les premiers espaces concernés sont les zones humides. Une dénomination large qui regroupe une grande diversité d’habitats naturels: deltas fluviaux, lagunes côtières, marais salants et d’eau douce, lacs, forêts inondables... Elles occupent 18,5 millions d’hectares dans la région méditerranéenne, représentant 1,7 à 2,4% de la superficie totale des 27 pays méditerranéens. Cruciaux pour la biodiversité, ces sites jouent le rôle de zone tampon entre deux écosystèmes. Habitat naturel de nombreuses espèces protégées, ils sont essentiels à la survie d’une foule d’espèces de végétaux et d’animaux.

«Plus de la moitié des sites côtiers d’importance internationale pour les oiseaux d’eau situés dans les huit pays méditerranéens examinés pourraient perdre une partie de leur surface terrestre d’ici à 2100 sous l’effet de la montée du niveau de la mer», conclut un article scientifique publié dans la revue Conservation Biology. Les résultats de l’équipe internationale d’une quarantaine de chercheurs prédisent un sombre avenir à des sites comme la Camargue, le delta de l’Ebre, la lagune de Venise... Près de 1.000 zones humides à moins de 30km du trait de côte, soit un tiers du total, sont menacées par la hausse du niveau de la mer à l’horizon 2100, même selon les prévisions les plus optimistes. 
Le bassin méditerranéen fait ainsi partie des régions du monde les plus menacées par la montée des eaux. Une vulnérabilité exacerbée par la main de l’homme au cours des siècles: «Les nombreux ouvrages hydrauliques, notamment les barrages, empêchent l’apport sédimentaire nécessaire aux zones humides pour se surélever ou reculer par rapport aux marées», résume Fabien Verniest, chercheur post-doctorant en biologie de la conservation au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) et co-auteur de l’étude mentionnée ci-dessus.

Le Giec oublie la subsidence
En France, la Camargue fait partie des endroits les plus fragiles. Dans cette zone humide à la richesse écologique internationalement reconnue (1) les conséquences délétères de la montée des eaux sont connues de longue date. Aux Saintes-Maries-de-la-Mer, commune de 2.000 habitants coincée entre la mer et de vastes étangs, les autorités ont opté pour «une politique de construction d’ouvrages face à la hausse du niveau marin», explique Fabien Verniest. Ces structures continuent d’être renforcées pour protéger la ville des flots qui ne cessent de monter un peu plus chaque année.
 «Ces ouvrages très coûteux peuvent faire débat: on se rend bien compte qu’on ne va pas pouvoir faire ça éternellement», remarque le chercheur. L’alternative consiste à se replier dans les terres et rendre à la nature le front de mer, dans la ligne de la stratégie de relocalisation envisagée pour Lacanau (Gironde), sur la façade atlantique. «Le but est de retrouver un fonctionnement plus naturel des écosystèmes, permettre le repli du trait de côte en laissant la place, en amont, aux zones humides pour faire zone tampon.» C’est le cas dans d’autres zones du delta, où plusieurs digues ne sont plus maintenues.
Le fait que le niveau de la mer augmente globalement fait consensus chez les scientifiques. A l’échelle mondiale, les projections du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) constituent une référence. Cependant, une étude récente publiée par la revue scientifique Environmental Research Letters a conclu que ces dernières sous-estimaient largement la hausse du niveau marin. En cause, l’oubli d’un facteur déterminant: la subsidence, soit l’affaissement de la surface terrestre. En Méditerranée, le sol se tasse à cause de la convergence des plaques tectoniques africaine et eurasienne, toujours actives depuis le Crétacé supérieur. Les structures s’entrechoquent dans un axe est-ouest et à la vitesse de quelques millimètres par an. En considérant cette variable, les auteurs de l’étude constatent ainsi «des écarts significatifs, jusqu’à 62%, par rapport aux projections du Giec, [qui] n’ont pas correctement pris en compte les effets de la tectonique et les autres facteurs locaux». A certains endroits, les prévisions du Giec sous-estiment d’un mètre la hausse du niveau marin, même si la différence moyenne globale est d’environ 80mm.
«Environ 19.000km2 supplémentaires de côte méditerranéenne [de la moitié nord analysée, Ndlr] seront exposés aux inondations marines et aux risques littoraux au cours des prochaines décennies, avec des conséquences accrues sur l’environnements, les activités humaines et les infrastructures», préviennent les chercheurs. Au total, près de 40.000km2 de plaines côtières sont susceptibles d’être inondées. La France se trouve à la troisième place du funeste podium des pays les plus vulnérables, derrière l’Egypte et l’Italie. Les deltas du Nil, du Po et du Rhône sont d’autant plus touchés qu’ils subissent des «taux élevés d’affaissement du sol dus à des processus naturels (compactage du sol) et anthropogéniques (exploitation des fluides souterrains)». 

Entre le marteau et l’enclume
La solution au problème de la montée des eaux est d’autant plus compliquée ici qu’elle concerne des centaines de millions de personnes et des milliers d’infrastructures essentielles. En France, 3,3 millions de personnes peuplent les communes du littoral méditerranéen, façade où «la saturation des territoires en bord de mer est la plus importante», détaille le Commissariat général au développement durable. En Espagne, environ 40% de la population habite des villes de bord de mer, dont une majorité sur la Méditerranée. Un constat similaire peut être dressé en Italie, en Grèce, en Algérie, en Turquie... «La forte urbanisation et l’agriculture placent les zones humides côtières entre le marteau et l’enclume, entre la hausse du niveau marin et la pression des infrastructures. L’urbanisme ne laisse pas aux zones humides la place suffisante pour reculer et jouer leur rôle protecteur de zone tampon», soulève Fabien Verniest.
Les conclusions des différents articles scientifiques recommandent de réduire l’urbanisation du littoral tout en augmentant la surface des zones protégées pour permettre la «migration intérieure des zones humides». Une solution parmi d’autres préconisées par les autorités européennes et certains pays, dont la France. La stratégie nationale pour les aires protégées, rendue publique en janvier 2021, se donnait ainsi comme second objectif d’augmenter d’une superficie égale à 10% du territoire national terrestre et maritime la surface des aires sous protection forte. Trois ans plus tard, «on est encore loin du compte», constate Fabien Verniest. Leur superficie ne représente qu’environ 1,5% de la France métropolitaine, d’après les derniers chiffres de l’Insee.
Les chercheurs classent les solutions en trois catégories: ingénierie douce (remblayage de plages, par exemple), ingénierie dure (brise-lames, digues, épis) et naturelles (restauration d’écosystèmes, de zones humides). Les deux premières «sont effectives mais court-termistes et onéreuses, surtout utilisées pour protéger les zones côtières à forte valeur socio-économique» constatent Fabien Verniest et ses co-auteurs. La dernière est encore trop peu connue des décisionnaires. Mais, face à la montée inexorable de la mer, certains scientifiques admettent qu’ériger inlassablement des digues toujours plus hautes n’est qu’un travail de Sysiphe, aussi répétitif que leurs innombrables alertes sur l’urgence à trouver une solution pérenne. En attendant, la grande bleue continue de grignoter les territoires qu’elle a auparavant rapprochés.  

(1) Réserve de la biosphère Unesco depuis 1977, convention Ramsar, site Natura 2000.