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Métier
Lancement d’Ariane 6: un géomètre-expert sur le pas de tir

A Kourou, en Guyane, le vol inaugural de la fusée Ariane 6 est prévu en milieu d’année. Un cabinet de géomètres-experts, qui s’est spécialisé dans les activités de métrologie et de topographie sur la base spatiale, est associé à sa préparation.
Marielle Mayo | Le samedi 3 février 2024
L’un des 117 lancements d’Ariane 5, auxquels le cabinet Sattas a été associé. © E. Blaise / iStock

ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE

En Guyane française, le vol inaugural d’Ariane 6 se prépare. Acheminés depuis l’Europe par le cargo hybride Canopée conçu sur mesure, les composants de l’exemplaire de vol de la fusée sont attendus à Kourou en ce début d’année. Après le succès des derniers essais, l’Agence spatiale européenne (ESA), le Centre national d’études spatiales (Cnes) et ArianeGroup visent un premier lancement entre mi-juin et fin juillet 2024. Presque une routine pour le cabinet de géomètres-experts Sattas, associé aux activités du Centre spatial guyanais (CSG) depuis maintenant trente ans.
«Mon premier vol était le numéro 37, se souvient Henri Sec, fondateur de la société. Depuis, il y en a eu plus de deux cents. Au début, nous assistions à tous les lancements mais désormais, je me contente d’entendre le bruit de chez moi!» Ingénieur diplômé de l’Ecole nationale des sciences géographiques (ENSG), le professionnel a eu un parcours atypique. Issu du sérail de l’Institut national géographique, il a voyagé pour le compte de l’IGN en Afrique et en Guyane pendant plus d’une quinzaine d’années avant de poser ses valises à Kourou en 1990. «Un jour, on m’a proposé de travailler au sein de la division topographique du CSG, et j’ai dit oui!» 
Un passage de relais de plusieurs mois avec son prédécesseur lui permet de se former aux procédures spécifiques requises pour intervenir dans cet environnement très particulier. En 1994, il crée la Société américaine de topographie et de topographie appliquée au spatial (Sattas), qui poursuit les activités du service de topographie de la base spatiale avec les mêmes donneurs d’ordre et reprend les six membres de son personnel. «Je n’étais pas géomètre-expert et l’Ordre n’était pas présent en Guyane, mais nous avions les agréments nécessaires au cadastre pour les activités foncières (bornages, divisions...).»



Henri Sec et une collaboratrice sur le site spatial de Kourou pour les préparatifs du premier vol d’Ariane 6. © Cab. Sattas



La métrologie comme cœur de métier

Suite à la création du conseil régional d’Antilles-Guyane, il est inscrit à sa demande au tableau de l’Ordre des géomètres-experts (OGE) en 2000, comme le permettent les dispositions légales. «Tout en conservant la compétence métrologie et notre statut d’intervenant principal sur la base spatiale, nous nous sommes formés pour acquérir les compétences métier des géomètres-experts avec le soutien de l’OGE, ce qui nous a permis de diversifier nos activités et notre clientèle en Guyane, où tout était à faire», rapporte l’ingénieur. Lors de la mise en chantier de la base spatiale, l’Etat français avait transféré au Cnes la propriété foncière sur l’ensemble de la base. La rétrocession d’une partie des terres aux collectivités locales et aux particuliers amène ainsi la société à développer ses activités foncières, Sattas répondant également à des appels d’offres de l’Etat dans ce domaine, notamment pour l’installation d’agriculteurs.
La société, qui a racheté le cabinet d’un confrère, compte aujourd’hui huit salariés. Equipée d’un scanner laser Faro, de la panoplie habituelle de récepteurs GPS, de stations totales Leica, d’un sondeur bathymétrique Garmin, de détecteurs électromagnétiques ou encore d’un radar de sol, elle propose toutes les prestations qui relèvent du monopole des géomètres-experts ou des activités classiques des cabinets: relevés topographiques, implantations de chantiers, levés de façades ou d’intérieur, détection de réseaux... La métrologie reste toutefois son cœur de métier, principalement au CSG mais aussi à l’extérieur. Sur la base spatiale, elle accompagne la création de nouvelles installations, leur maintenance, leur maintien en conditions opérationnelles ou les campagnes de lancement.

Interventions à toutes les étapes
Le CSG constitue un monde en soi, où travaille environ un millier de personnes. «Le site s’étend sur environ 800km2, avec des bâtiments très éloignés les uns des autres, décrit Henri Sec. Les pas de tir sont regroupés dans une zone de savane entourée de forêts. Plus près de Kourou, le centre technique constitue la zone de bureaux.» La base spatiale abrite des installations industrielles à haut risque comme l’usine de propergol classée Seveso III exploitée par la société Regulus, qui fabrique sur place les «boosters» (propulseurs) mais aussi les unités de production d’Air Liquide, fournissant l’ensemble des fluides (azote, hélium, air comprimé, oxygène et hydrogène liquides), les installations d’Europropulsion, qui réalise les étages d’accélération à poudre, les bancs d’essais, etc. «Les dangers sont importants, souligne le géomètre-expert. La sécurité est donc très sévère et nous sommes obligés de suivre une formation “sauvegarde” chaque année.»
L’entreprise est sollicitée pour intervenir à toutes les étapes de la vie des lanceurs, ce qui impose d’acquérir des connaissances de base sur leur fonctionnement. «Lorsque je suis arrivé à Kourou, le pas de tir et tous les éléments d’Ariane 5 étaient en construction. J’ai ainsi pu assister à l’assemblage de la fusée, ce qui a constitué une bonne formation sur le tas», rapporte le professionnel. Il a ainsi été aux premières loges pendant les vingt-sept ans de carrière de ce lanceur européen de référence, qui a effectué son 117e et dernier vol le 5 juillet 2023.
Depuis cette date, la base de lancement connaît une période creuse. Seul Vega, le poids léger des lanceurs européens, prévu pour placer sur orbite de petites charges, est actuellement en fonctionnement – Sattas est notamment intervenu pour des contrôles sur le pas de tir avant le dernier vol du 8 octobre dernier. Le programme de vol de son successeur Vega C a quant à lui été temporairement interrompu après l’échec de son second vol en décembre 2022. Quant à l’exploitation du lanceur Soyouz, elle s’est arrêtée prématurément en mars 2022 suite à la décision des autorités russes de suspendre leur coopération avec l’Europe, conséquence de la guerre en Ukraine. «Le pas de tir Soyouz, qui ne sert plus à rien, doit être réhabilité», précise Henri Sec.
Les préparatifs du lancement d’Ariane 6 constituent la grande aventure du moment. «Nous avons commencé les contrôles sur le pas de tir il y a au moins trois ans, les derniers ayant été effectués l’an dernier», relate Henri Sec. L’arrivée d’un nouveau lanceur sur la base exige par ailleurs de multiples opérations. «Nous sommes chargés de dimensionner les interfaces circulaires entre les différents éléments du lanceur (corps principal, boosters, etc.), qui vont être empilés pour constituer la fusée.» Le cabinet est aussi amené à effectuer des implantations très précises et des mesures sur les infrastructures du complexe de lancement. Il effectue notamment le contrôle de l’écartement et de la planéité des rails du portique mobile qui se positionne au-dessus du lanceur, et réalise des mesures sur ses plateformes, qui permettent de travailler aux différents niveaux du lanceur. «Il ne faut pas oublier tous les à-côtés du pas de tir, comme le bâtiment où l’on redresse la fusée, qui n’existait pas pour Ariane 5, puisque celle-ci arrivait en position verticale», ajoute le géomètre-expert.
Le rôle du cabinet est essentiel pour le bon déroulement des lancements. A titre d’exemple, il réalise des mesures d’angles par rapport à l’axe de la fusée sur les propulseurs d’appoint qui flanquent son premier étage, ceux-ci devant pouvoir être largués en toute sécurité une fois leur mission remplie. «Le plein en oxygène et en hydrogène liquide constitue aussi une opération particulièrement sensible. Le positionnement des “ombilicaux” par lesquels sont acheminés ces gaz liquides requiert une haute précision pour éviter les fuites, explique Henri Sec. Nous devons aussi nous assurer que les câbles électriques et les tuyaux reliés au mât ombilical vont pouvoir se débrancher automatiquement de façon correcte le moment venu.»

Ariane 6 sous contrôle
Plus largement, Sattas peut être amené à effectuer des mesures sur des rails, des ponts roulants ou encore des cuves pour ArianeGroup, Arianespace, Europropulsion ou Regulus. Il est par exemple en charge de mesures sur les pales du malaxeur dans lequel Regulus produit le propergol solide utilisé comme combustible dans les boosters – il s’agit d’éviter toute friction malencontreuse des pales contre la cuve, qui pourrait littéralement mettre le feu aux poudres!
Côté matériel, le cabinet suit les évolutions technologiques. «Nous avons acquis un laser tracker Faro Vantage E, qui permet des mesures au 1/100 de millimètre, explique Henri Sec. Toutefois, les mesures de haute précision concernent seulement certaines interfaces et, même pour celles-ci, une précision au 1/10 de millimètre est généralement suffisante.» Pour garantir la fiabilité des mesures, le laser tracker est envoyé en révision chaque année en Allemagne, un prêt étant effectué par Faro durant la période de calibration. Le logiciel CAM2 permet l’exploitation des données. «L’interprétation des résultats et leur comparaison aux normes est plus longue que les travaux eux-mêmes», note Henri Sec. Des niveaux électroniques de précision peuvent aussi être utilisés pour des contrôles de planéité ou d’horizontalité. Mais dans la plupart des cas, les stations totales offrent une précision suffisante.
«Les opérations de lancement d’Ariane 6 sont sous contrôle, nous sommes prêts pour la suite», se félicitait le groupe de travail sur le lanceur dans un communiqué du 18 décembre 2023 suite aux derniers essais combinés. Dans cette grande aventure collective, l’expertise de l’homme de l’art aura constitué un atout précieux. Rendez-vous en juin ou juillet lors du vol inaugural de la fusée, qui va permettre à l’ESA, au Cnes, à ArianeGroup, mais aussi à tous les acteurs de l’ombre comme Sattas, de vérifier enfin si tous leurs efforts ont porté leurs fruits pour une nouvelle aventure spatiale.