Grande vitesse
Des TGV aux Etats-Unis mais pas au Royaume-Uni
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
Vérité d’un côté de l’Atlantique, erreur au-delà. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont effectué récemment des choix diamétralement opposés sur le sujet épineux du train à grande vitesse. En octobre 2023, dans une gare de Manchester, le Premier ministre conservateur, Rishi Sunak, annonçait l’abandon du prolongement de la ligne «High speed 2» devant relier la capitale historique de la révolution industrielle à Birmingham. Deux mois plus tard, à Las Vegas, le président démocrate Joe Biden promettait huit milliards de dollars pour construire des lignes à grande vitesse (LGV), dont trois milliards pour une liaison entre la capitale du jeu et Los Angeles, dans l’ouest du pays. Deux villes, deux pays, deux décisions.
Des coûts élevés, un tracé contesté
L’inverse eût semblé cohérent. Le Royaume-Uni n’est-il pas le berceau du chemin de fer, ayant inauguré en 1825 la première ligne du monde, dans le comté de Durham? Le pays, densément peuplé, se prête à des dessertes ferroviaires nombreuses et régulières. Les Etats-Unis n’apparaissent-ils pas, au contraire, comme le domaine par excellence de la voiture individuelle et de l’avion? Pour desservir des banlieues pavillonnaires poussant sans discipline autour des villes, comme pour relier des mégapoles éloignées de milliers de kilomètres, le train paraît peu indiqué.
Oui, mais voilà... Les circonstances politiques du moment, dans les deux puissances anglophones, expliquent ce décalage. Contrairement à la plupart de ses voisins européens, le Royaume-Uni n’est pas un pionnier de la grande vitesse. Seul un barreau, «High speed 1», datant de 2007 et long de 109km, relie Londres au tunnel sous la Manche, et donc au continent. Le projet d’un lien rapide entre la capitale et les autres grandes villes d’Angleterre, Birmingham, Manchester, Leeds, remonte à 2009. Le ministre des Transports du travailliste Gordon Brown espérait notamment délester la ligne classique, la West Coast Main Line, qui relie Londres aux villes écossaises.
Nommé l’année suivante après les élections générales, le gouvernement de coalition entre les conservateurs et les libéraux avalise le projet, dont le budget est alors fixé à 37 milliards de livres (43 milliards d’euros) et l’échéance au milieu des années 2040. Mais cette ambitieuse entreprise est bientôt confrontée à des obstacles à la fois matériels et financiers. Avant même le début des travaux, qui ne seront lancés qu’en 2020, les coûts explosent. En 2015, le budget prévu atteint les 56 milliards de livres et, en 2019, 98 milliards. En 2021, échaudé, le gouvernement de Boris Johnson renonce au prolongement vers Leeds, tout en maintenant la liaison entre Londres, Birmingham et Manchester. En octobre 2023, au moment où Rishi Sunak prend la parole à Manchester, le coût supposé de l’ensemble de l’infrastructure atteint les 106 milliards de livres (124 milliards d’euros).
Le tracé de la ligne, et diverses pressions, expliquent en partie ce dérapage. Les voies, au départ de Londres, doivent d’abord traverser les Chilterns, un petit massif peu élevé mais très prisé par les randonneurs et parsemé de résidences secondaires. Influents, les habitants de cette région ont obtenu de leurs élus le passage de la ligne dans des tunnels, aux frais du contribuable.
Des militants écologistes ont pour leur part multiplié les manifestations pour protester contre l’impact des travaux sur les forêts et la biodiversité. L’opposition de défenseurs de l’environnement à un projet ferroviaire peut surprendre. Mais, comme dans le cas du Lyon-Turin, ces militants considèrent qu’une LGV favorise les transports de longue distance, sans bénéfice pour les régions traversées, et à des coûts écologiques exorbitants. Après le début de la guerre en Ukraine, en février 2022, le renchérissement des matériaux de construction pèse sur le maître d’ouvrage. Enfin, l’infrastructure, comme souvent, a bénéficié au départ d’un «biais optimiste» consistant à minimiser son budget et maximiser ses avantages.
Joe Biden aime le chemin de fer
Les Etats-Unis, de leur côté, sont encore loin d’avoir franchi l’étape des travaux. Il n’existe aucune LGV dans le pays. Les trains les plus rapides, à plus de 250km/h, circulent sur deux tronçons de la côte est, entre Boston et le Connecticut et entre New York et Philadelphie. Pour mémoire, la Chine affichait, en 2023, 40.000km de LGV, l’Espagne 4.000, le Japon 3.000 et la France 2.700.
La promesse d’une ligne entre Las Vegas et Los Angeles s’inscrit dans le cadre des grands travaux et de la réindustrialisation que le président Biden a lancés au cours de son mandat. Le locataire de la Maison blanche aime le chemin de fer. Lorsqu’il était sénateur du Delaware, entre 1973 et 2009, il empruntait chaque jour le train pour Washington, au point qu’on l’a surnommé «Amtrak Joe», du nom de la compagnie ferroviaire, et que la gare de Wilmington, plus grande ville du Delaware, porte son nom.
La promesse présentée à Las Vegas consiste à réduire le trajet pour Los Angeles à deux heures, contre quatre aujourd’hui au minimum par autoroute, dans la chaleur accablante du Nevada. La ligne, posée entre les deux voies de l’autoroute, serait alimentée par l’énergie photovoltaïque et éolienne. Les Américains, dans leur enthousiasme ferroviaire, imaginent d’autres liaisons, entre Portland (Oregon) et Vancouver (Canada) via Seattle, entre les deux grandes villes du Texas, Dallas et Houston, ou pour relier Los Angeles à San Francisco. Ce dernier projet, dont les premières moutures datent des années 1990, est toutefois confronté aux durs arbitrages qui sont le lot des LGV. Faut-il passer par les secteurs les plus habités, afin de les desservir, ou par les zones moins denses, afin de limiter les coûts d’expropriation?
Ces deux destinées ferroviaires résument assez bien les enjeux de la grande vitesse. Les arguments des pouvoirs publics en faveur du train rapide se résument souvent aux gains en émissions de CO2 et au développement économique des villes desservies. Or, le débat n’est pas si simple. Ainsi, le TGV apporte confort et sérénité aux voyageurs qui peuvent se permettre de l’emprunter. Et, si Joe Biden s’est beaucoup déplacé en train au cours de sa vie, c’est d’abord pour des raisons de sécurité. Alors qu’il venait d’être élu sénateur, sa femme et sa fille sont décédées dans un accident de la route.
Un argument environnemental discutable
Quant à l’argument environnemental, il est discutable. Pour embarquer dans un train High speed pour Birmingham, ce qui devrait être possible à la fin des années 2030, les Londoniens devront se rendre dans une gare excentrée. Certes, le trajet durera 40min au lieu d’une heure et quart aujourd’hui. Mais le temps total du déplacement porte-à-porte risque de ne pas baisser beaucoup. Dans ces conditions, la ligne accueillera-t-elle suffisamment d’anciens automobilistes pour être «rentable» sur le plan environnemental?
En renonçant au prolongement de High speed 2 vers Manchester, Rishi Sunak a assuré que le budget programmé serait consacré à l’amélioration des «transports du quotidien», selon l’expression consacrée: le tramway, le renforcement des réseaux de bus et l’amélioration de la circulation des trains. Alors que l’exploitation des trains a été confiée à des entreprises privées dans les années 1990, l’infrastructure souffre. Dans le nord du pays, des lignes demeurent non électrifiées et la signalisation n’a pas été numérisée. Est-il vraiment scandaleux de privilégier la réparation des transports locaux au confort des usagers de la grande vitesse? Les cas britannique et américain montrent aussi que l’étalement urbain et le mitage résidentiel rendent complexes la construction d’infrastructures à coût raisonnable. Car une LGV, comme une autoroute, ne traverse plus la campagne déserte telle qu’on se l’imaginait il y a quarante ans, mais une zone parsemée d’un habitat diffus, où les propriétaires sont décidés à monnayer leurs terrains au prix fort.
Une usine Alstom en passe de fermer
La décision de Rishi Sunak a jeté la consternation à Derby, dans le centre du Royaume-Uni, où le constructeur de matériel ferroviaire Alstom possède une usine. En 2021, l’entreprise française avait remporté, avec le japonais Hitachi, le marché de construction de 54 rames destinées à la LGV. L’annulation du prologement a mis l’usine à l’arrêt et menace les 1.300 emplois. La direction d’Alstom explique que les caractéristiques techniques et réglementaires d’une rame à grande vitesse sont si précises qu’il est impossible pour l’appareil de production de se consacrer à d’autres projets, telles que les rames des TGV américains, par exemple. L’usine a été créée dans les années 1840 pour fournir en matériel les premières compagnies ferroviaires britanniques.