Propriété
La querelle monte autour de l’accès aux forêts privées
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
Il y a un peu plus d’un an, le 2 février 2023, l’Assemblée nationale adoptait une loi «visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée» (lire Géomètre n°2213, mai 2023, page 56). La première partie du texte obtenait un large consensus: il s’agissait de mettre un terme à certaines pratiques observées par exemple en Sologne, où de grands propriétaires avaient fait ériger de véritables murs d’enceinte, hauts de parfois plus de deux mètres, autour de leurs domaines. En limitant les grillages à 1,20m de haut et en imposant un espace à leur pied, la loi corrigeait les effets pervers induits par ces grillages sur la circulation de la faune. Le deuxième volet de la loi, lui, n’a en revanche pas tardé à produire des effets beaucoup plus polémiques.
Pour faire passer la pilule de la réduction des grillages, le législateur a souhaité renforcer dans le même temps la protection de la propriété privée en sanctionnant toute pénétration non autorisée d’un domaine rural ou forestier privé d’une amende de quatrième classe, d’un montant forfaitaire de 135 euros. Conséquence concrète de ce nouveau cadre législatif: les promeneurs peuvent désormais être verbalisés s’ils se sont aventurés sans autorisation sur le périmètre d’une propriété rurale ou forestière privée.
«Cette loi rend possible le fait d’être verbalisé en l’absence de tout préjudice, toute effraction ou intention malveillante. Cela va à l’encontre de l’esprit de la loi pénale française!», s’indigne Lisa Belluco, députée écologiste de la première circonscription de la Vienne. Dès 2023, la parlementaire tente d’alerter sur les effets de la nouvelle loi. En l’espèce, soulignant que «les mauvaises lois ont une fâcheuse tendance à être utilisées par de mauvais esprits», elle s’appuie sur plusieurs initiatives prises par des propriétaires privés aux quatre coins du territoire. Dans le massif de la Chartreuse, en Isère, le marquis Bruno de Quinsonas-Oudinot a ainsi décidé d’interdire l’accès à ses 750ha de terres, au cœur de la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse. La pose de panneaux matérialisant cette interdiction a suscité l’incompréhension des randonneurs – le périmètre inclut le site très prisé de la tour Percée – et des amoureux de la nature. En quelques semaines, une pétition lancée localement a recueilli plus de 35.000 signatures et une manifestation a rassemblé près de 1.000 personnes. Dans l’Est, à Rimbach-près-Masevaux (Haut-Rhin), 64ha de forêt ont été interdits à la promenade dans la vallée de la Doller et le parc naturel régional des Ballons des Vosges.
«Préserver la liberté de vagabonder»
Quelques centaines de kilomètres plus au sud, à Villeneuve-Loubet, dans les Alpes-Maritimes, le marquis de Panisse-Passis, propriétaire de la forêt qui jouxte la ville, a lui aussi décidé de fermer l’accès à ses 700ha. Cette fois, le propriétaire des lieux a même embauché deux gardes chargés de faire appliquer la loi. Localement, la décision fait l’effet d’une douche froide. «Il s’agit du seul espace naturel sur cette portion de Côte d’Azur par ailleurs largement bétonnée», déplore Lisa Belluco, qui prévient: «Réclamer la suppression de cette loi n’a rien d’une lubie de bobo écolo, de citadin qui ne comprendrait rien à la nature. Au contraire, il s’agit de rappeler le droit d’accès à la nature dont doit disposer chaque citoyen.»
Dans sa lutte contre une loi jugée «inadaptée», la députée a reçu le renfort remarqué du philosophe et essayiste Gaspard Koenig. Un amoureux de Montaigne et des libertés individuelles qui avoue que son sang «n’a fait qu’un tour» lorsqu’il a été mis au courant de la loi de février 2023. Lors de son périple à cheval à travers la France et une partie de l’Europe, l’écrivain avait été alerté sur la question du partage des espaces naturels. C’était en Sologne, déjà: «J’ai découvert dans cette magnifique région un univers totalement barricadé, avec des panneaux qui indiquaient “tir à vue” ou “attention piège”, presque des menaces de vie ou de mort!» Dans d’autres contrées européennes, la situation lui apparaît pourtant bien plus apaisée: «En Allemagne, il existe une obligation d’entretenir et d’ouvrir les chemins au public. Cette configuration participe d’un sentiment de liberté et d’appartenance collective que l’on retrouve en Grande-Bretagne avec le “right to roam” et dans les pays scandinaves.» En France, à l’heure où l’on veut rapprocher l’homme de la nature et où l’on construit des corridors pour les animaux sauvages, la loi de 2023 apparaît à ses opposants «totalement anachronique». Mais alors, que proposer? «Nous demandons la suppression de cet article du Code pénal [article 226-4-3, Ndlr] et un retour à l’état du droit précédent, qui protège suffisamment les promeneurs. Dans l’avenir, il sera en revanche intéressant de travailler sur un droit à la nature à la française», précise Lisa Belluco. Confirmation du côté de Gaspard Koenig: «Nous étions auparavant dans une zone grise du droit qui fonctionnait plutôt bien. Evidemment, il n’est pas question d’aborder de la même façon le droit de propriété privée qui s’attache à un jardin privatif et celui qui s’applique à une propriété de 900ha. Mais, à l’époque où l’on veut réintroduire le vivant dans le discours politique, où nous discutons des communs et de la personne des fleuves et des cours d’eau, il me paraît urgent de préserver la liberté de vagabonder».
Un long chemin avant de trouver un accord politique
Pour le moment, l’initiative politique peine à convaincre les parlementaires. Le 27 mars dernier, la commission des lois de l’Assemblée nationale a rejeté la proposition de loi «portant dépénalisation de l’accès à la nature» portée par la députée de la Vienne. Du côté de la majorité, on a choisi de sacraliser le droit à la propriété privée. Revenir en arrière «constituerait un recul flagrant dans la protection du respect de la propriété privée», a prévenu Pascale Boyer, députée Renaissance de la première circonscription des Hautes-Alpes, estimant en outre que «plus de 227.000km de chemins balisés et sécurisés en France paraissent suffisants pour se délecter en toute sécurité de la diversité de nos innombrables paysages». Au nom du Rassemblement National, opposé au projet, la députée Mathilde Paris (Loiret) a indiqué que la création de l’article 226-4-3 du Code pénal était venue «combler un vide juridique concernant la protection du droit de propriété, qu’elle soit rurale ou forestière». Les Républicains, par la voix de Xavier Breton (1re circonscription de l’Ain), ont considéré qu’un retour en arrière «détruirait l’équilibre recherché en 2023». En outre, regrette-t-on du côté de LR, «les débats pourraient donner l’impression qu’il y a les méchants propriétaires d’un côté, et les gentils promeneurs de l’autre. C’est une vision un peu manichéenne. Il suffit d’interroger les agriculteurs et les propriétaires forestiers pour comprendre que les mœurs des promeneurs ont largement évolué: la cohabitation n’est plus aussi paisible et respectueuse de la nature qu’il y a quelques décennies». Sans surprise, le soutien à la proposition de loi est venu des formations de gauche. Pour le député PS Gérard Leseul (Seine-Maritime), supprimer l’article 226-463 «ne remettrait nullement en cause le droit de propriété [...] s’agissant d’espaces naturels qui pourraient être aménagés dans le cadre d’un régime légal des biens communs». Le député LFI Emmanuel Fernandes (Bas-Rhin), lui, en a appelé au droit collectif: «L’accès à la nature est une nécessité, un besoin, une évidence. Parce qu’il est d’intérêt fondamental, il doit en découler un droit collectif, celui de pouvoir accéder à la nature. Ce droit doit être garanti dans la loi».
Ce que dit la loi du 2 février 2023
Article L.372-1 du code de l’environnement
«Les clôtures implantées dans les zones naturelles ou forestières délimitées par le règlement du plan local d’urbanisme en application de l’article L.151-9 du code de l’urbanisme ou, à défaut d’un tel règlement, dans les espaces naturels permettent en tout temps la libre circulation des animaux sauvages. Elles sont posées 30 centimètres au-dessus de la surface du sol, leur hauteur est limitée à 1,20 mètre et elles ne peuvent ni être vulnérantes ni constituer des pièges pour la faune. [...]»
Article 226-4-3 du Code pénal
«[...] Dans le cas où le caractère privé du lieu est matérialisé physiquement, pénétrer sans autorisation dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui, sauf les cas où la loi le permet, constitue une contravention de la 4e classe.»