Horizons
Narbonne: le pont des Marchands est sauvé... Provisoirement!
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Patrimoine emblématique de la ville de Narbonne (Hérault), le pont des Marchands, au-dessus du canal de la Robine qui relie l’Aude à la Méditerranée, est l’un des deux derniers ponts habités en France. En 2023, des risques d’effondrement ont conduit à l’évacuation des commerces et des résidents des immeubles du pont et celui-ci a fait l’objet d’une fermeture durant plusieurs mois. Grâce à des travaux d’étaiement provisoire, la circulation a pu être rouverte aux piétons dès le mois de décembre dernier. Une réflexion est désormais engagée pour assurer sa sauvegarde définitive. Mais cette réhabilitation s’annonce complexe et coûteuse, les désordres touchant les soubassements des immeubles privés. Dans un contexte d’imbroglio juridique, les propriétaires refusent de payer la note...
Un pont d’origine romaine
Ce patrimoine exceptionnel a été façonné par une histoire deux fois millénaire. Doté de sept arches, le pont originel a été construit dès l’époque romaine pour enjamber l’Atax (le fleuve Aude), qui traversait alors la ville fortifiée de Narbo Martius, prospère capitale de la Gaule transalpine. «Le pont romain a été rénové à l’époque médiévale pour devenir un pont habité», raconte David Delbourg, directeur du service bâtiment de la ville de Narbonne. Vingt-sept bâtiments privés ont été construits de part et d’autre du pont aux XIVe et XVe siècles. Ce projet n’avait alors rien de bien audacieux. En effet, les ponts habités ont fleuri en Europe à partir du Moyen Age et contribué activement à la vie sociale urbaine pendant plusieurs siècles. Mais, au début de l’époque industrielle, ils n’entraient plus dans les canons de l’urbanisme moderne et ont été détruits massivement. Aujourd’hui, des ouvrages comme le Ponte Vecchio à Florence ou le pont d’Erfurt, en Allemagne, rappellent cette histoire oubliée. En France, seuls subsistent le pont de Rohan, à Landerneau (Finistère), et le pont des Marchands narbonnais.
«Au Moyen Age, pour construire les bâtiments, les voûtes centrales romaines ont été élargies par arches en pierre, sur lesquelles on a posé des poutres en bois supportant des planchers, détaille Séphane Navarre, chef du service voirie à Narbonne. Mais par la suite, le cours de l’Aude s’est dévoyé et le canal de la Robine a été aménagé dans l’ancien lit du fleuve. Il ne reste désormais qu’une seule arche centrale visible, qui enjambe le canal. Les autres arches ont été remblayées et se retrouvent sous les caves des immeubles construits de part et d’autre de la voie centrale.» Très empruntée, cette artère commerciale vitale du centre-ville relie les deux quartiers commerçants de Cité et de Bourg.
Les inquiétudes relatives à l’état du bâti ne sont pas récentes. Mais c’est seulement en 2021, après que l’architecte des bâtiments de France a tiré la sonnette d’alarme, que la municipalité a fait établir par un bureau d’études spécialisé un premier état des lieux. Pour disposer d’un diagnostic complet des pathologies touchant les immeubles privés et les fondations, elle a ensuite sollicité auprès du tribunal administratif de Montpellier la désignation d’un collège d’experts, qui a effectué les premières visites de terrain à partir d’octobre 2022. Les investigations menées sur les 27 parcelles de la rue du Pont-des-Marchands ont révélé des désordres plus importants que prévu, conduisant la commune à prendre des arrêtés municipaux de péril imminent dès la réception des premiers rapports intermédiaires, afin de prescrire aux propriétaires la réalisation de travaux urgents pour 18 bâtiments. Le 31 mars 2023, le rapport d’expertise venait confirmer la sévérité du diagnostic.
Evacuation des occupants
«Il n’a été noté aucun désordre sur la partie romaine en pierre qui appartient à la ville, mais certains bâtiments privés présentent un état de délabrement avancé. Les parties en bois qui les soutiennent sont notamment attaquées par un champignon», précise David Delbourg. Plus largement, les experts relèvent de nombreuses fragilités structurelles – état de vétusté avancé des charpentes et couvertures, infiltrations par les toitures, pourrissement des planchers, présence de champignons et d’insectes xylophages, dégradation des enduits et équipements, fissures... – qui «compromettent gravement et manifestement la sécurité des occupants des immeubles en question et du public et constituent un état de danger imminent». Le défaut d’entretien par les propriétaires a été clairement pointé du doigt.
Ces conclusions ont conduit la municipalité à décider de la fermeture partielle du pont aux piétons, mais aussi à interdire la navigation fluviale sous cet ouvrage, sur la portion concernée par la fermeture, l’évacuation des occupants a également été ordonnée. «La ville a mis en demeure les propriétaires concernés de réaliser les travaux nécessaires pour sécuriser les bâtiments, ce qui passait par des travaux d’isolation, par la lutte contre les infiltrations, les champignons et les insectes et surtout par le remplacement de structures abîmées par l’humidité, notamment tout ce qui était planchers bois», précise David Delbourg. Un véritable coup de massue pour les habitants et commerçants sommés de quitter les lieux! Certaines entreprises ont accepté des propositions de relocalisation ou ont déménagé, quand d’autres ont dû fermer boutique. «En impactant de nombreux commerçants, propriétaires et résidents, cette fermeture pénalise également durement l’attractivité de notre cœur de ville, avec l’interruption d’un circuit de chalandise essentiel. [...] La ville ne peut pas rester inactive en attendant que les propriétaires concernés effectuent les travaux. [...] Elle est mobilisée pour accompagner les commerçants dans cette épreuve douloureuse en cherchant des solutions pour leur permettre de poursuivre leurs activités», indiquait le maire Didier Mouly dans les colonnes du magazine municipal Narbonne et vous, en mai 2023. Malgré ces efforts, plusieurs commerçants et locataires interrogés le 3 mai par le quotidien La Dépêche faisaient de leur côté part de leur désarroi.
Du côté des trois propriétaires des immeubles au-dessus de l’eau, à qui incombent les travaux les plus lourds, la pilule est difficile à avaler. Ils contestent leur responsabilité et ont entamé une procédure en justice. «Du jour au lendemain, la mairie est venue nous dire que nous étions propriétaires des arches sous les immeubles. Pourtant, ce n’est pas mentionné sur les actes de propriété. Non seulement il a fallu retrouver un local, mais on nous demande de financer des travaux dont le montant s’annonce faramineux, sans commune mesure avec nos moyens», s’indigne Alban Navarro, directeur de l’agence Pont des Marchands Immobilier, propriétaire de l’un des immeubles où il exploitait un local pour ses activités.
Les renforts installés sous la voûte du pont. © D. Delbourg / Mairie de Narbonne
Des relevés de géomètre-expert exploités
L’arrêté municipal du 14 avril 2023 laissait un délai de quinze jours aux propriétaires pour exécuter les mesures de mise en sécurité préconisées. «Une fois que ce délai a été dépassé, la ville s’est substituée aux propriétaires défaillants et de nombreuses études techniques ont été réalisées», indique David Delbourg. Le diagnostic de la sous-face de l’ouvrage a conduit aux premiers travaux, sous maîtrise d’œuvre du bureau d’études en génie civil Sigma2R (Toulouse), spécialiste des ouvrages d’art. «Notre prestation a concerné les arches au-dessus du canal qui supportait les bâtiments, précise Badr Lahlafi, président de Sigma2R. Il s’agissait de dimensionner un système d’étaiement et de prévenir le risque d’effondrement lié à l’état de désordre avancé du plancher bois en rez-de-chaussée.» Le bureau d’études a notamment calculé les descentes de charges des immeubles situés au-dessus de l’arche centrale. La portance et la résistance au niveau des berges – qui appartiennent à Voies navigables de France (VNF) – ont également été vérifiées. Des relevés fournis par le cabinet de géomètres-experts Geaude (Narbonne) ont été utilisés pour dessiner les plans.
Réalisés entre fin octobre et début décembre 2023, les travaux de sécurisation, confiés à l’entreprise Cutillas, auront coûté 800.000 euros à la ville. La solution retenue comporte de grosses longrines en béton armé installées au pied des arches, qui supportent des tours d’étaiement sur lesquelles sont posés des profilés métalliques. Des calages bois entre les profilés et le plancher des immeubles ont dû aussi être adaptés sur site. «Nous avons profité de cette intervention pour placer au niveau des arches de nombreux capteurs fournis par Socotec Monitoring, qui permettent de surveiller en temps réel les déplacements verticaux et horizontaux des arches ainsi que la température, et génèrent des alertes quand les seuils de déplacement, de l’ordre du millimètre, sont dépassés», précise l’ingénieur.
Le 2 décembre, la rue était rouverte aux piétons. La circulation fluviale a quant à elle repris le 27 mars 2024, la période de chômage ayant été mise à profit par VNF pour effectuer des travaux d’entretien du cours d’eau. La saison touristique a donc été sauvée. Mais si quelques commerces ont pu réintégrer le pont, la plupart présentent encore porte close. Plusieurs propriétaires ont réalisé de premiers travaux, et la ville a lancé une consultation pour un marché de maîtrise d’œuvre dans l’espoir d’entreprendre une opération de réhabilitation globale du pont dès 2025. Mais aucun accord n’a été trouvé pour le remplacement des poutres et des planchers en bois qui supportent les bâtiments. Sur le plan juridique, la situation reste bloquée.
A ce stade, la sauvegarde de ce patrimoine remarquable n’est donc pas assurée. «Le pont n’est ni inscrit ni classé à ce jour. Toutefois, il se situe dans un secteur sauvegardé et l’avis de l’architecte des bâtiments de France sera très important», note David Delbourg. Le classement au titre des monuments historiques est l’une des pistes envisagées pour permettre de débloquer des fonds. A Landerneau, le pont de Rohan, également très dégradé, a obtenu le sien le 28 novembre 2022. Un rapport d’expertise y a chiffré les travaux à entreprendre à 1,2 million d’euros et une étude de domanialité a été engagée. Revers de leur exceptionnalité patrimoniale, la complexité technique et juridique des travaux d’entretien de ces ponts habités explique sans doute qu’il ait fallu attendre des risques d’effondrement pour prendre le problème à bras-le-corps. A Narbonne, il est maintenant urgent qu’une solution pérenne puisse être mise en œuvre.