Agriculture
Les méga-bassines, une fausse bonne idée?
ARTICLE EN ACCÈS LIBRE JUSQU'AU 15 OCTOBRE
Encore méconnue du grand public jusqu’aux violents affrontements de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), les méga-bassines font aujourd’hui partie des grands sujets environnementaux. L’Etat et les grands exploitants agricoles les considèrent comme un des principaux palliatifs face à la multiplication et l’aggravation des sécheresses.
Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture, l’a réaffirmé le 22 janvier en assurant que les projets continueront d’être soutenus et les procédures administratives simplifiées, en plein soulèvement des agriculteurs de toute la France. Pourtant, une partie de la population, notamment les associations et activistes écologistes, s’y oppose alors que de nombreux chercheurs et spécialistes n’y voient plus la solution vertueuse imaginée initialement.
Aussi appelées «réserves de substitution», ces immenses réservoirs d’eau sont creusés dans le sol, à proximité d’exploitations agricoles. Le fond de l’ouvrage, imperméabilisé grâce à une couche de plastique, empêche l’eau de filtrer dans la terre. Contrairement aux retenues classiques ou collinaires, alimentées par l’écoulement naturel d’un cours d’eau en amont ou par le ruissellement des eaux de pluie, la réserve de substitution se remplit en pompant directement dans des nappes phréatiques ou des cours d’eau.
La bassine prélève l’eau des nappes phréatiques à l’automne ou en hiver, lorsque leur niveau est censé être au plus haut, pour la stocker jusqu’en été. Elle permet alors aux agriculteurs d’irriguer leurs champs lors des périodes arides et de limiter les prélèvements dans les nappes quand elles sont au plus bas.
3.000 piscines olympiques
En France, le concept émerge dans les années 1990 et «apparaît d’abord comme une bonne idée», se remémore Julie Trottier, directrice de recherche au CNRS et spécialistes des enjeux de l’eau. «Les différents acteurs, y compris les associations de protection de l’environnement, étaient tous relativement d’accord.» A partir des années 2000, les projets commencent à se multiplier. Le premier d’envergure naît en 2007 en Vendée: 25 bassines pour une capacité totale de 11 millions de mètres cubes, l’équivalent de quelque 3.000 piscines olympiques. A titre de comparaison, le projet de Sainte-Soline prévoit la construction de 16 retenues pouvant contenir jusqu’à 650.000m3 d’eau.
En l’absence d’inventaire national, Christian Amblard, directeur honoraire de recherche au CNRS spécialiste des écosystèmes aquatiques, estime leur nombre entre 1.000 et 2.000. L’association de défense de l’environnement «Les soulèvements de la terre» en a cartographié pour sa part environ 220 existantes ou en projet. La majorité se trouve surtout dans les départements de l’ancienne région Poitou-Charentes, où les champs de maïs et d’autres céréales gourmandes en eau s’étendent à perte de vue.
Les méga-bassines ont été pensées dans les années 1990 pour lutter contre les sécheresses et permettre l’irrigation des cultures en été... Au détriment des sous-sols. © B. Jevtic / Adobe Stock
L’opposition des chercheurs
Les critiques pointent d’abord l’impact sur le niveau des nappes phréatiques, même en hiver ou à l’automne. Les limites de prélèvement décrétées par les préfets se fondent sur des prévisions de remplissage des nappes souvent peu fiables. «Les modèles hydrologiques sont encore incertains et prédisent mal les précipitations et les événements extrêmes. De plus, ces modèles se basent sur des données passées, alors même que le changement climatique va accentuer les précipitations et les événements extrêmes en fréquence et en intensité», résume un document de l’Ecole des mines de Paris. «Même à une échelle saisonnière, un remplissage de méga-bassines (qui dure entre deux et trois mois) mise sur une recharge phréatique satisfaisante à la fin de l’hiver, un véritable pari quand on sait que les prévisions hydrogéologiques ne peuvent dépasser six mois», détaille le collectif «Scientifiques en rébellion» dans une tribune signée par une centaine de chercheurs.
Autre point problématique: l’évaporation. L’eau des méga-bassines, stockée à l’air libre, s’évapore bien plus vite et facilement que lorsqu’elle est dans le sol. Le taux de perte varie cependant beaucoup selon les conditions météorologiques. Christian Amblard évalue entre 20 et 60% cette perte de volume.
L’eau du sous-sol dans un coffre-fort
«Plus de 24% de la biodiversité existe dans le sol», explique par ailleurs Julie Trottier. L’eau des nappes phréatiques est primordiale pour les vers de terre, mycélium, bactéries, etc., lesquels sont à leur tour indispensables à la survie de la faune et la flore en surface. «Avec une bassine, on pompe l’eau de la nappe pour la mettre dans une sorte de coffre-fort. On la retire du milieu vivant et on transforme le sol en désert», illustre la chercheuse. «Si l’on est vraiment soucieux de l’avenir de l’agriculture, ce n’est pas la création de bassines qui est importante, mais bien de retenir l’eau dans les terres», confirmait récemment Christian Amblard dans une interview donnée à France Inter.
On pourrait penser que l’eau n’est pas perdue, puisqu’elle servira ensuite à l’irrigation et reviendra à la terre. En réalité, les systèmes d’irrigation – en goutte-à-goutte ou gicleur – reliés aux bassines sont si efficients que chaque goutte est consommée par la plante. «Le reste de la biodiversité peut mourir et le sol se dessécher», ponctue Julie Trottier, qui dénonce «une logique néolibérale».
Au-delà des critiques écologiques, les détracteurs des méga-bassines dénoncent un système d’accaparement des ressources. Les réserves de substitution seraient creusées pour le bénéfice économique des grands exploitants agricoles et au détriment du reste de la population. «Il y a une opposition totale entre intérêts collectif et individuel. En termes d’intérêt général, construire des méga-bassines n’a aucun sens, assure Julie Trottier. Elles sécurisent l’accès à l’eau pour une minorité d’agriculteurs et en privent le reste des utilisateurs, humains ou non.»
Une «rustine hydro-sociale»
Pour le collectif Scientifiques en rébellion, les méga-bassines sont une «mal-adaptation aux sécheresses présentes et à venir, une rustine hydro-sociale»; elles représenteraient une menace pour les nappes phréatiques, «véritables tampons hydrologiques dans les paysages, amortissant les variations météorologiques vers un transit souterrain plus lent et stable». Mais, dans un pays où l’agriculture utilise 45% de l’eau consommée – une moyenne nationale dépassée par certains départements, où cette proportion atteint jusqu’à 90% à l’été – quelle est alors l’alternative?
Ces mêmes spécialistes préconisent d’abandonner le modèle agricole productiviste et intensif pour se diriger vers l’agroécologie et des pratiques plus économes en eau. Abandonner les monocultures de céréales trop dépendantes de l’eau en quantité, notamment le maïs, qui demande une irrigation soutenue en plein été. «Il faut agir sur les processus économiques et la demande, retirer les produits agricoles gourmands en eau des cahiers des charges d’AOP», propose Julie Trottier afin d’accélérer la transition. Pour la chercheuse, le choix est simple: «Soit on accepte que le vivant disparaisse, soit on s’adapte».